Des scientifiques utilisent des nanobâtonnets pour étudier la manière dont s’ordonne la matière
Dans le monde atomique et moléculaire, tout est en mouvement : les atomes et les molécules vibrent, des protéines se plient, on y découvre même que le verre est un liquide qui coule extrêmement lentement. Et ici, chaque mouvement est synonyme d’interactions des plus petites entités – les atomes, par exemple – avec leurs voisines. Pour rendre ces interactions visibles, des chercheurs de l’Institut Paul Scherrer (PSI) ont développé un système modèle bien particulier. Il est assez grand pour être observé au microscope à rayons X, tout en imitant les plus petits mouvements qui existent dans la nature. Le modèle se présente comme suit : des anneaux faits chacun de six bâtonnets magnétiques, longs de quelques nanomètres, où le pôle nord du premier bâtonnet attire le pôle sud du suivant, et ainsi de suite. A température ambiante, les directions de magnétisation de chacun des bâtonnets fluctuent sans cesse, et ce de façon naturelle. Les scientifiques ont réussi à observer en temps réel ces interactions magnétiques entre les bâtonnets. Leurs résultats de recherche ont paru le 5 mai, dans la revue spécialisée « Nature Physics ».
Des chercheurs de l’Institut Paul Scherrer (PSI), en Suisse, ont mis au point un nanosystème magnétique artificiel novateur, qui permet, pour la première fois, d’observer les changements spontanés des directions de magnétisation à température ambiante. Le système est particulièrement fascinant pour la recherche fondamentale, car il peut être utilisé comme modèle pour nombre d’interactions différentes aux niveaux atomique et moléculaire. Alan Farhan a analysé ce système modèle dans le cadre de sa thèse de doctorat. Les résultats de ces travaux paraissent à présent dans « Nature Physics », revue spécialisée de renom.
L’épaisseur parfaite : 3 nanomètres
Les chercheurs ont réussi leur percée en identifiant avec exactitude quelle était la bonne épaisseur pour leur nanostructure. Cette dernière est composée d’un ou de plusieurs anneaux, et chacun de ces anneaux est fait de six nanobâtonnets, d’un alliage de fer et de nickel, qui se laisse facilement magnétiser.. Or, c’est seulement lorsque ces bâtonnets ont exactement la bonne épaisseur qu’apparaissent des modifications spontanées et continues de leurs directions de magnétisation, à température ambiante ou par léger réchauffement. Les chercheurs ont réussi à filmer au microscope, et en temps réel, ce phénomène appelé fluctuation d’aimantation. Lorsqu’ils étaient plus minces, les bâtonnets modifiaient trop rapidement leur direction de magnétisation pour permettre une observation expérimentale ; alors que les plus épais conservaient constante leur direction de magnétisation d’origine. « Nous avons eu la chance d’identifier très vite l’épaisseur parfaite, explique Laura Heyderman, chef du groupe de recherche Nanostructures magnétiques au PSI. D’autres groupes se sont penchés sur ce genre de nanostructures magnétiques, mais nous avons été les premiers à trouver la bonne épaisseur. »
Les scientifiques ont fabriqué les nanobâtonnets en vaporisant l’alliage magnétique en forme de bâtonnet sur un substrat plat. Afin de ne pas rater la bonne épaisseur,. Afin de ne pas rater la bonne épaisseur, ils ont produit un grand nombre de structures côte à côte et pendant la déposition, ils ont déplacé un diaphragme d’un côté à l’autre des structures.. Ainsi, l’épaisseur des structures varient de manière continue de zéro à 20 nanomètres de hauteur. « Au microscope, nous avons aussitôt repéré le domaine dans lequel les fluctuations se produisaient », détaille Laura Heyderman.
Dans un anneau pris isolément, l’aimantation des bâtonnets était le plus souvent orientée de telle sorte que le pôle sud confinait chaque fois au pôle nord du voisin (voir illustration 1, en bas). Il s’agissait là de l’état d’énergie le plus bas, et donc de l’état le plus avantageux pour le système.
Avec plusieurs anneaux : la frustration
Ce sont surtout les systèmes composés de deux ou trois anneaux qui se sont avérés intéressants pour les chercheurs. Les anneaux voisins partageaient en effet chaque fois un bâtonnet : deux anneaux étaient alors composés de 11 bâtonnets, et trois anneaux de 15 bâtonnets (voir illustration 1, au milieu et en haut). Avec deux anneaux déjà, le bâtonnet commun du milieu ne pouvait plus adopter de direction de magnétisation, sans qu’à deux endroits au moins, le pôle nord ne touche un autre pôle nord, ou le pôle sud un autre pôle sud (voir partie marquée en jaune dans l’illustration 1). L’état d’énergie le plus bas était donc toujours insatisfaisant – un phénomène appelé frustration géométrique. Les scientifiques ont par ailleurs découvert que le nombre de configurations énergétiquement équivalentes – la dégénérescence – augmentait avec la taille du système. C’est précisément dans cette situation que les fluctuations intervenaient de façon continuelle.
« Notre système est un peu comme des promeneurs dans les Alpes suisses, qui ne veulent pas faire trop d’effort, explique Laura Heyderman. Ils aiment la marche, mais évitent de gravir directement la montagne. A la place, ils cherchent un chemin pour la contourner, en empruntant des cols peu élevés, et réussissent toujours à passer d’une vallée à l’autre. Notre système est exactement pareil : il explore les minimas de son paysage d’énergie potentielle. » Mais pour un système fait de plusieurs bâtonnets, ce paysage ne peut faire l’objet que d’une représentation théorique : car il a plus de trois dimensions.
La simulation révèle des liaisons dissimulées et confirme certaines expériences
Les chercheurs ont calculé la forme de ce paysage à plus de trois dimensions, au moyen de simulations de Monte-Carlo cinétiques. Leurs résultats coïncidaient bien avec les observations expérimentales. Les calculs théoriques ont montré que plus les anneaux impliqués étaient nombreux (c’est-à-dire plus le système était grand), plus les liaisons entre les minimas du paysage énergétique raccourcissaient. Ce signe est typique de la frustration, qui augmente avec la taille du système. Ce résultat est important, aussi, dans la perspective à venir d’une compréhension de plus grands systèmes.
Peter Derlet, co-auteur des travaux, était responsable des simulations. « A la fin, parmi tous les modèles théoriques sur lesquels nous nous étions basés, c’est le plus simple qui a le mieux reflété les résultats expérimentaux », a-t-il constaté, non sans surprise.
A l’Institut Paul Scherrer, les scientifiques utilisent la méthode de la microscopie à rayons X pour représenter la magnétisation. Cette méthode a permis d’enregistrer, avec environ 1,4 image par seconde, des vidéos des nanostructures qui donnaient à voir les changements de magnétisation, avec une légère accélération.
Possibilités d’application pour la physique théorique et un stockage pratique des données
« En dépit de la relative simplicité de notre système modèle, nous avons réussi à analyser dans l’espace réel les fluctuations d’un système dues à la chaleur, et à nous immerger ainsi dans le monde de la thermodynamique, à une profondeur inégalée à ce jour », conclut Laura Heyderman.
Avec ce nouveau système qu’ils ont développé, les chercheurs entendent bien réussir d’autres plongées dans certains phénomènes fondamentaux, comme les transitions de phase, la frustration géométrique et la physique des matériaux vitreux. Des applications technologiques dans le domaine du stockage de données sont également envisageables, à présent, où les transmissions se feraient par charges magnétiques et non électriques.
Texte: Laura Hennemann
À propos du PSI
L’Institut Paul Scherrer développe, construit et exploite de grandes installations de recherche complexes et les met à disposition de la communauté nationale et internationale. Les principales recherches de l’Institut sont centrées dans le domaine matière et matériaux, energie et environnement, santé. Avec 1500 collaborateurs et un budget annuel d’environ 300 millions CHF, le PSI est le plus grand centre de recherche de Suisse.
Contact
Professeur Laura Heyderman; Laboratoire de micro- et de nanotechnologie, Institut Paul Scherrer ;Téléphone : +41 56 310 2613, e-mail : laura.heyderman@psi.ch
Peter Derlet; groupe Théorie de la matière condensée, Institut Paul Scherrer ;
Téléphone : +41 56 310 3164, e-mail : peter.derlet@psi.ch
Publication originale
Exploring hyper-cubic energy landscapes in thermally active finite artificial spin ice systems.Alan Farhan, Peter M. Derlet, Armin Kleibert, Ana Balan, Rajesh V. Chopdekar, Marcus Wyss, Luca Anghinolfi, Frithjof Nolting and Laura J. Heyderman,
Nature Physics Advance Online Publication 5. Mai 2013.
DOI: 10.1038/NPHYS2613