Fonte Quantique

Quand la glace est chauffée, les particules d'eau qui s'y trouvent s'agitent de plus en plus vite jusqu'à ce que les forces entre les particules ne soient plus assez fortes pour les maintenir ensemble – la glace fond et se transforme en eau liquide. La physique quantique prédit qu'il est possible d'observer des phénomènes comparables en modifiant les fluctuations quantiques. Ces passages à l'état d'agrégats déclenchés par les effets quantiques – en physique on parle de transitions de phases quantiques – jouent un rôle dans de nombreux phénomènes étonnants dans les corps solides, comme la supraconductivité à haute température. Des chercheurs de Suisse, du Royaume-Uni, de France et de Chine ont modifié de manière ciblée les fluctuations quantiques dans la structure magnétique du matériau TlCuCl3 en l'exposant à la pression externe et en faisant varier cette pression. A l'aide des neutrons, ils ont pu observer ce qui se passe dans une transition de phase quantique au cours de laquelle la structure magnétique fond de manière quantique. Ils ont ainsi pu comparer les processus en jeu lors de cette "fonte quantique" avec les transitions de phases classiques.

Christian Rüegg from the Paul Scherrer Institute preparing a pressure cell for a neutron scattering experiment. The pressure is applied by compressed helium. (Photo: Institut Paul Scherrer / Markus Fischer)
Phase diagram of the material TlCuCl3 at low temperatures. The quantum critical point (QCP) separates the phases without and with a magnetic order (at low and high pressures, respectively). Quantum fluctuations decrease with increasing pressure. The colours represent the neutron intensities measured and reflect the excitations in the material. (Image: Institut Paul Scherrer / Christian Rüegg)

Que l'eau soit liquide ou solide sous forme de glace dépend de la force qui prend le dessus entre les deux forces se trouvant à l'intérieur. L'une de ces forces est la force de liaison entre les particules d'eau, l'autre est le mouvement des particules qui s'accélère à mesure que la température croît. Si l'on chauffe de la glace à une température supérieure à zéro degré Celsius, le mouvement des particules devient tellement fort que la liaison chimique ne peut plus les maintenir ensemble et que la glace fond. L'état d'agrégats est modifié, ou comme disent les physiciens, il y a transition de phase. Un phénomène similaire peut être observé dans les aimants - si l'on chauffe un aimant, il devient amagnétique et pour la même raison : on peut s'imaginer que de nombreux barreaux magnétiques minuscules se trouvent à l'intérieur de l'aimant – les physiciens parlent de moments magnétiques. Lorsque tous ces moments magnétiques sont orientés parallèlement, l'ensemble du matériau est ordonné de manière magnétique et agit comme un aimant. Si le matériau est chauffé, la direction des moments fluctue de plus en plus jusqu'à ce que les forces ne puissent plus les aligner et que l'ordre magnétique finisse par disparaître – d'une certaine manière, il a fondu.

L'État d'agrégats en physique quantique

En plus de la fonte classique provoquée par les changements de température, il existe dans de nombreux matériaux un phénomène fondamental comparable qui est déterminé par les lois de la physique quantique. La physique quantique implique que certaines propriétés des particules dans un matériau ne peuvent pas être connues avec exactitude. Cette incertitude est souvent désignée sous le terme de fluctuations quantiques. Cette désignation rappelle les fluctuations classiques décrites précédemment, au cours desquelles la position des particules ou la direction des moments magnétiques fluctuent dans le temps et sont donc incertaines. La nature de ces deux types de fluctuations est cependant complètement différente.

La fonte provoquée par les fluctuations quantiques est un exemple de transition de phase quantique – l'équivalent quantique d'une transition de phase classique provoquée par les modifications des fluctuations quantiques – donc la transition entre différents états d'agrégats. Ces transitions de phases quantiques sont importantes pour beaucoup de phénomènes intéressants de la physique du solide, comme la supraconductivité à haute température.

Le défi des fluctuations quantiques.

Des chercheurs de l'Institut Paul Scherrer (PSI, Villigen, Suisse) se sont associés à des collègues de l'University College London, de l'Institut Laue-Langevin (ILL, Grenoble, France) et de l'Université Renmin (Pékin, Chine) pour étudier l'impact précis des fluctuations quantiques et leur interaction avec les fluctuations classiques dans le matériau TlCuCl3, fabriqué à l'Université de Berne. Le défi expérimental consistait à modifier de manière ciblée les fluctuations quantiques dans ce matériau. Il est relativement simple de modifier les fluctuations classiques – il suffit de refroidir ou de chauffer le matériau. Par contre, pour contrôler les fluctuations quantiques dans un matériau, il faut modifier de manière ciblée les interactions entre les moments. Les chercheurs ont utilisé le fait que le TlCuCl3 est relativement mou de sorte qu'il est facile de modifier la distance et donc l'interaction à l'intérieur du matériau grâce à la pression externe. Au cours de l'expérience, ils ont varié la température et la pression en couvrant une large gamme et ont examiné le matériau avec des neutrons provenant des sources neutroniques du PSI et de l'ILL. Ils ont ainsi pu déterminer avec précision la manière dont les états du matériau se modifiaient.

Désordre ne signifie pas nécessairement désordre

Les chercheurs ont étudié l'ordre magnétique dans le matériau, c'est-à-dire l'arrangement des moments magnétiques. A basse pression, les forces magnétiques entre les moments magnétiques sont les plus faibles et les fluctuations quantiques des moments les plus fortes. Par conséquent, le désordre est également le plus important parmi les moments magnétiques. "Cependant, ce désordre n'est pas le même que dans un système classique où les directions des moments magnétiques à l'état amagnétique sont simplement réparties de façon aléatoire" explique Christian Rüegg, Chef de laboratoire à l'Institut Paul Scherrer, qui dirigeait le projet de recherche. Par contre, dans notre étude, deux moments magnétiques adjacents forment une paire, les deux moments pointant en direction opposée. L'interaction entre les paires adjacentes n'est pas assez forte de sorte qu'aucun ordre à longue distance n'apparaît. Cependant, à l'intérieur de la paire, les moments ont une direction exactement opposée. Les lois de la physique quantique ne fixe pas lequel des moments d'une paire pointe dans une certaine direction. Cette incertitude complète concernant la direction des différents moments se reflète dans les fluctuations quantiques maximales. Si l'on augmente la pression, les moments magnétiques se rapprochent de sorte que les moments de paires adjacentes se font plus fortement ressentir et que, progressivement, un ordre à longue distance apparaît – il y a alors transition de phase quantique.

Dynamique quantique des moments magnétiques

Dans leur expérience, les chercheurs se sont surtout intéressés aux excitations magnétiques à l'intérieur du matériau car elles peuvent fournir des informations très précises sur les états quantiques des moments. Ces excitations peuvent être représentées comme une oscillation commune et coordonnée des moments magnétiques, semblable à une vague ou à la vibration d'une corde de guitare. Les excitations sont à nouveau liées au désordre dans le matériau car plus il y a d'excitations plus le mouvement des moments magnétiques s'accélère. La physique quantique stipule que les excitations dans TlCuCl3 doivent avoir une force minimale et qu'elles ne peuvent devenir plus fortes que par étapes prédéfinies. La force de l'énergie minimale d'une excitation déterminée, c'est-à-dire la facilité avec laquelle elle peut être déclenchée, dépend des interactions entre les moments magnétiques – donc dans cette expérience de la pression exercée sur l'échantillon. Dans leur étude, les chercheurs ont démontré que certaines excitations ont besoin de niveaux d'énergie tellement élevés en cas de forte pression que ces excitations n'apparaissent presque jamais. Si l'on diminue la pression et si l'on se rapproche de la valeur à laquelle la transition de phase quantique apparaît, l'énergie nécessaire aux excitations continue de diminuer si bien qu'on peut observer un nombre croissant d'excitations différentes. Certaines de ces excitations peuvent être décrites d'un point de vue mathématique de la même manière que le Boson de Higgs dans la physique des particules élémentaires, si bien que certains physiciens parlent de particules de Higgs dans les corps solides. Rüegg a déclaré: nous avons été très étonnés de voir que ces excitations jouaient un rôle important peu importe que l'ordre soit détruit par la mécanique quantique ou par des fluctuations classiques. C'est une propriété fascinante des transitions de phases.

Les neutrons permettent de voir les excitations

Les chercheurs ont effectué leur étude à l'aide des neutrons de l'Institut Paul Scherrer et de l'Institut Laue-Langevin. Lors de leurs expériences, ils ont envoyé un faisceau de neutrons à travers un échantillon du matériau et ont observé comment se modifiaient la direction de vol et la vitesse des neutrons au cours de leur trajectoire à travers l'échantillon, ce qui leur a permis d'étudier l'ordre magnétique et les excitations dans le matériau. Pour mesurer les excitations, ils ont observé comment la vitesse et donc l'énergie cinétique des neutrons se modifiait pendant la trajectoire à travers l'échantillon. Si le neutron était plus lent qu'auparavant, c'est qu'il devait avoir perdu de son énergie dans l'échantillon en y déclenchant une excitation. Seuls les neutrons permettent d'observer ces fluctuations et il est crucial de pouvoir étudier les échantillons à des niveaux de pression et de température différents a déclaré Martin Boehm, de l'ILL, qui assistait les chercheurs dans leurs mesures. Pour ce faire, nous avons tiré parti d'une particularité des neutrons : ils peuvent traverser les parois de la cellule de pression dans laquelle se trouve l'échantillon pendant les mesures pratiquement sans interaction.

Un matériau miraculeux

Il a été possible de réaliser ces expériences spectroscopiques pour la première fois sur le matériau TlCuCl3 car il est relativement mou, ce qui signifie que les distances et les interactions entre les moments magnétiques peuvent être modifiées facilement à l'aide de la pression externe a expliqué Rüegg. Avec d'autres matériaux, il est nécessaire d'avoir une pression beaucoup plus forte que l'on ne peut mettre en œuvre que pour de très petits échantillons - trop petits pour des expériences spectroscopiques avec les neutrons. Une alternative serait d'essayer de fabriquer différents échantillons qui varieraient légèrement de par leur structure, mais cela ne permettrait pas d'obtenir un aperçu complet du comportement et prendrait beaucoup de temps.

Texte : Institut Paul Scherrer/Paul Piwnicki


À propos du PSI

L’Institut Paul Scherrer PSI développe, construit et exploite des grandes installations de recherche complexes et les met à la disposition de la communauté scientifique nationale et internationale. Les domaines de recherche de l’institut sont centrés sur la matière et les matériaux, l’énergie et l’environnement ainsi que la santé humaine. La formation des générations futures est un souci central du PSI. Pour cette raison, environ un quart de nos collaborateurs sont des postdocs, des doctorants ou des apprentis. Au total, le PSI emploie 1900 personnes, étant ainsi le plus grand institut de recherche de Suisse. Le budget annuel est d’environ CHF 350 millions.

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l’Institut Laue-Langevin (ILL) est un centre de recherche international basé à Grenoble. Il est depuis sa création le leader mondial des sciences et technologies neutroniques. L’ILL exploite l’une des sources de neutrons les plus intenses dans le monde, fournissant des faisceaux de neutrons à une suite de 40 instruments scientifiques très performants et perfectionnés en permanence. Chaque année, environ chercheurs venus de plus de 40 pays visitent l’ILL pour y mener des recherches en physique de la matière condensée, chimie (verte), biologie, physique nucléaire ou science des matériaux. Les trois quarts du budget de l'institut sont fournis par la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

Contact
Prof. Dr. Christian Rüegg, Laboratoire de diffusion neutronique et imagerie, Institut Paul Scherrer et Département de Physique de la Matière Condensée, Université de Genève,
Institut Paul Scherrer, CH-5232 Villigen PSI, Suisse
Téléphone: +41 56 310 47 78
Courriel: christian.rueegg@psi.ch
Publication originale
Quantum and classical criticality in a dimerized quantum antiferromagnet
P. Merchant, B. Normand,K. W. Krämer, M. Boehm, D. F. McMorrow, and Ch. Rüegg
Nature Physics Advance Online Publication (AOP) 06 April 2014
DOI: 10.1038/NPHYS2902