Comment se fait-il que deux matériaux non conducteurs forment une couche conductrice lorsqu'on les relie? Depuis la découverte de cet effet en 2004, pour répondre à cette question, les chercheurs ont élaboré différents principes, chacun ayant ses partisans défendant sa théorie et cherchant à la démontrer. Une équipe internationale, dirigée par des chercheurs de l'Institut Paul Scherrer vient de mettre un terme à cette controverse. Ils ont démontré que c'est la combinaison des propriétés des deux matériaux qui créent cet effet, réfutant ainsi l'hypothèse selon laquelle les matériaux se mélangeraient au niveau de leur interface et formeraient ainsi un nouveau matériau conducteur. Les matériaux analysés sont des pérovskites, appartenant à une grande famille de matériaux aux propriétés électriques et magnétiques intéressantes, et qui pourraient jouer un rôle décisif dans l'avenir des appareils électroniques. Les résultats ont été publiés dans la revue spécialisée Nature Communications.
En 2004, les chercheurs ont découvert quelque chose de surprenant: si l'on associe entre elles les substances SrTiO3 et LaAlO3, dont ni l'une ni l'autre n'est conductrice d'électricité, il se forme au niveau de leur interface une fine zone conductrice. Plusieurs théories apparurent alors pour expliquer ce phénomène, et furent à l'origine de controverses durables. Lors de certaines conférences, la plupart des interventions se penchent sur ce phénomène
, raconte Mathilde Reinle-Schmitt, chercheur au PSI et auteur du premier travail publié sur le sujet. Aujourd'hui, seules deux théories ont survécu. Afin de clarifier ces théories controverses, les chercheurs du PSI ont réalisé, avec leurs collègues de l'Université de Genève, des expériences spécifiques. Les chercheurs de l'Université de Liège ont contribué à ce travail en soumettant d'importantes hypothèses sur ces expériences.
Mélange, ou catastrophe polaire?
Les deux substances analysées sont des oxydes dont la constitution est complexe (des pérovskites), dotés d'une structure typique à différents niveaux. Dans le SrTiO3, les couches d'oxyde de strontium (SrO) alternent avec celles de dioxyde de titane (TiO2) ; dans le LaAlO3, les couches d'oxyde de lanthane (LaO) alternent avec celles de dioxyde d'aluminium (AlO2). Ces deux substances se distinguent sur un point: chez le SrTiO3, les deux couches sont de charge électrique neutre, alors que chez le LaAlO3, elles alternent entre positif et négatif. Selon l'avis d'un groupe de chercheurs, la combinaison de ces deux matériaux entraîne l'apparition d'électrons très mobiles au niveau de l'interface des deux matériaux: des électrons qui transportent le courant électrique, rendant ainsi le matériau conducteur. Mais uniquement lorsque la couche de LaAlO3 est suffisamment épaisse. Sinon, la combinaison de matériaux est un isolateur. Cette théorie est connue comme la théorie de la "catastrophe polaire". En revanche, d'autres chercheurs sont convaincus que la conductivité est due à l'apparition d'une nouvelle substance conductrice, créée lors du mélange des deux substances au niveau de leur interface.
L'expérience adéquate
Afin de mettre un terme à la controverse, les chercheurs souhaitent répondre à la question suivante: Un mélange des deux substances est-il conducteur?
Voici ce que déclare Mathilde Reinle-Schmitt: Nous avons à nouveau commencé avec du SrTiO3 comme base, et y avons appliqué des mélanges de SrTiO3 et de LaAlO3 dans différentes proportions et différentes épaisseurs de couches, afin de mesurer la conductivité. Le résultat était surprenant: si les couches du mélange étaient fines, le système était isolant, si les couches étaient plus épaisses, l'interface était conductrice. Moins le mélange contient de LaAlO3, plus il faut que la couche soit épaisse. Ces résultats concordent parfaitement avec les prévisions de la catastrophe polaire
, annonce Claudia Cancellieri, chercheur au PSI et deuxième auteur de l’article il serait très difficile d’expliquer ces résultats au moyen du mélange
.
De nombreuses applications en perspective
Les pérovskites, dont font partie les substances analysées, possèdent souvent des propriétés électriques et magnétiques intéressantes qui n'ont jamais été observées dans d'autres matériaux. Philip Willmott, directeur du groupe de travail du PSI, évoque une autre spécificité: Contrairement aux semi-conducteurs utilisés aujourd'hui, les différents pérovskites possèdent une structure similaire et peuvent donc s'associer de manière à combiner sans difficulté différentes propriétés dans une sorte de module: les super-conducteurs avec des matériaux réagissant de manière très sensible aux champs magnétiques, ou d'autres matériaux permettant de démontrer la présence dans l'air de certaines substances.
Les matériaux dans lesquels le courant ne peut pas circuler dans les trois directions mais dans une seule, ou, comme ici, dans deux, font actuellement l'objet de recherches, ce qui laisse espérer de nombreuses applications.
À propos du PSI
L’Institut Paul Scherrer développe, construit et exploite de grandes installations de recherche complexes et les met à disposition de la communauté nationale et internationale. Les principales recherches de l’Institut sont centrées dans le domaine matière et matériaux, energie et environnement, santé. Avec 1500 collaborateurs et un budget annuel d’environ 300 millions CHF, le PSI est le plus grand centre de recherche de Suisse.
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24, quai Ernest-Ansermet, CH-1211 Genève 4,
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Téléphone : +32 43 66 36 11; Email: Philippe.Ghosez@ulg.ac.be
Titre original de la publication
Tunable conductivity threshold at polar oxide interfacesM.L. Reinle-Schmitt, C. Cancellieri, D. Li, D. Fontaine, M. Medarde, E. Pomjakushina, C.W. Schneider,
S. Gariglio, Ph. Ghosez, J.-M- Triscone, P.R. Willmott
Nature Communications:
DOI: 10.1038/ncomms1936