Départ vers de nouveaux rivages: A l'Institut Paul Scherrer PSI, certains chercheurs courageux tentent le saut vers l'inconnu. Ils quittent la sécurité de leur port d'attache dans l'idée de réussir comme entrepreneurs. Le périple qui mène du PSI à la fondation d'une spin-off demande de l'audace. Afin de leur éviter de trop grosses tempêtes, le PSI soutient ses entrepreneurs durant cette navigation difficile et reste ensuite en contact avec eux pendant des années.
Douze kilomètres à vol d'oiseau séparent le PSI du siège principal de l'entreprise DECTRIS . L'ascenseur vitré file silencieusement jusqu'au dernier étage de l'immeuble moderne et lumineux qui se dresse dans la zone industrielle de Baden-Dättwil, dans le canton d'Argovie. C'est là que Christian Brönnimann nous reçoit, dans son bureau spacieux qui donne sur un paysage verdoyant. Avec son polo blanc-gris, ses pantalons en lin kaki et ses baskets, le CEO de DECTRIS a l'allure sportive, pas vraiment celle d'un manager. Mais on sent tout de suite qu'il fait partie de ceux qui ont réussi. Christian Brönnimann dirige une entreprise de 110 collaborateurs, qui a conquis le marché mondial avec ses détecteurs de rayons X à haute résolution.
Cette success-story a commencé il y a plus de vingt ans, au PSI, alors que le jeune physicien travaillait au développement de nouveaux détecteurs. Ces appareils étaient fondés sur la technologie du CMS, le détecteur à pixels que le PSI avait construit pour le CERN. Une caméra à rayons X ultrasensible, capable de capter chaque quantum de rayons X, tel était le grand objectif du projet. Les chercheurs voulaient pouvoir intercepter les puissants rayons X de la Source de Lumière Suisse SLS, qui venait d'être construite, pour réaliser des images précises de molécules de protéines et d'autres structures et matériaux minuscules. Pendant neuf ans, Christian Brönnimann et ses collègues ont bricolé au PSI pour développer les capteurs en silicium, l'électronique de lecture et le logiciel correspondant. Le nom qu'ils ont donné à leur premier détecteur opérationnel avait une forte portée symbolique: PILATUS. Ce sont la fascination pour cette technologie et le plaisir de développer ces détecteurs qui m'ont fait avancer, analyse Christian Brönnimann aujourd'hui. En 2005, quand nous avons réalisé notre premier détecteur au PSI et que nous n'y avons plus seulement vu des images mouchetées mais la structure cristalline d'une protéine, j'ai vécu le moment le plus extraordinaire de ma carrière.
C'est aussi à cette occasion que le chercheur a réfléchi à l'idée d'explorer de nouveaux rivages et de monter sa propre entreprise. Il s'est alors tourné vers le bureau de transfert de technologie du PSI, où il a enfoncé des portes ouvertes. Car ses interlocuteurs savaient exactement ce qu'il fallait pour rendre des résultats de recherche et des produits innovants compatibles avec les exigences de l'industrie. Point le plus important: la propriété intellectuelle. Quand des chercheurs viennent nous présenter une idée, nous examinons d'abord si la technologie en question est brevetable et s'il est possible d'en obtenir les droits, explique John Millard, responsable du transfert de technologie au PSI. Une fois que cet aspect est réglé, il est beaucoup plus facile, pour les chercheurs, de trouver des investisseurs lorsqu'ils veulent ensuite fonder une spin-off.
John Millard sait de quoi il parle: avant de travailler au PSI, ce spécialiste d'origine anglaise avait déjà fondé et mené au sommet plusieurs entreprises.
Dans le cas du détecteur de rayons X PILATUS, les conditions pour lancer une spin-off étaient réunies: plusieurs brevets, un produit que personne d'autre au monde ne proposait et une équipe de chercheurs et d'ingénieurs extrêmement motivés. S'y ajoutait l'autre avantage du projet: des clients potentiels. C'est sans doute la toute première chose que nous essayons d'expliquer à ceux qui sollicitent le transfert de technologie du PSI: si l'on envisage de fonder une spin-off, il faut commencer par analyser le marché et par parler avec ses clients potentiels, souligne John Millard. Si l'on ignore ce que veut le client et quels sont les problèmes à résoudre, ni la meilleure technologie ni la meilleure idée ne seront d'aucune aide. Sans acheteur, pas d'affaires!
Des premières étapes bien planifiées
Pour éviter ce cas de figure, les fondateurs de DECTRIS ont lancé un premier ballon d'essai, avant de franchir le pas vers l'indépendance. Le PILATUS avait été développé par des experts pour des experts: de fait, son domaine d'utilisation se limitait aux spécialistes d'autres installations synchrotron. Les aspirants entrepreneurs ont donc encore construit et testé trois prototypes au PSI pour voir s'ils se vendaient et s'ils se vendaient bien. Comme tout s'est finalement déroulé sans le moindre accroc, la décision est tombée en 2006: ils allaient se lancer dans les affaires.
Les chercheurs étaient enthousiastes. Pour les deux premières années, le PSI leur avait offert des conditions de transition confortables: ils pouvaient utiliser l'infrastructure de l'institut et tout l'équipement développé pour la production des premiers systèmes. Des contrats de licence leur permettaient aussi d'exploiter le savoir-faire acquis au PSI. Pendant les deux premières années, tout s'est bien déroulé, raconte Christian Brönnimann. Nous étions encore avec les autres chercheurs du PSI, les premières commandes de détecteurs arrivaient, et nous avons vraiment bien démarré.
Surmonter les revers
Puis est venue la désillusion, en 2008, au moment où la spin-off a fait le grand saut et déménagé à Baden. Alors que les jeunes entrepreneurs enregistraient toujours plus de commandes de détecteurs PILATUS, la production des appareils dans les nouvelles halles non climatisées s'est mise à dysfonctionner. Nous avions dupliqué tout ce qui avait fonctionné au laboratoire du PSI, mais, à Baden, ça n'a absolument pas marché
, se souvient Christian Brönnimann. L'entreprise s'est alors retrouvée au creux de la vague. John Millard connaît bien cette phase que traversent certaines jeunes spin-off. Que tout ne se passe pas toujours bien, c'est parfaitement normal, souligne le spécialiste du transfert de technologie. Surtout au début. On tente quelque chose, on échoue et on est obligé de tout reprendre depuis le commencement. On cherche à localiser les erreurs, on finit par les trouver et on corrige. C'est un revers passager, duquel on tire des enseignements.
L'équipe de DECTRIS a elle aussi opéré une recherche systématique d'erreurs. Cette approche, bien connue des anciens scientifiques du PSI, remontait à l'époque où ils étaient encore chercheurs et devaient analyser puis résoudre des problèmes.
Saisir la chance
Aujourd'hui, Christian Brönnimann arrive à rire de ces difficultés des premiers temps. Au terme de neuf mois, les appareils se sont mis à fonctionner impeccablement et la production en interne a pu démarrer. Depuis lors, l'entreprise a vu son chiffre d'affaires augmenter de manière continue et conçu d'autres détecteurs encore plus performants. La nouvelle famille de produits, baptisée EIGER2, est cent fois plus rapide que le modèle PILATUS de départ. Dans son bureau, Christian Brönnimann désigne une plaque de métal dorée de la taille d'un sous-verre, sur la partie inférieure de laquelle seize minuscules circuits ont été montés. Voilà l'aspect d'un détecteur de rayons X moderne, qui attend d'être monté dans son boîtier.
Au départ, je n'avais aucune ambition de devenir entrepreneur, avoue Christian Brönnimann, mais j'ai vu l'énorme potentiel et j'ai saisi cette chance.
Cette attitude lui a permis d'aller très loin, avec toute l'équipe de DECTRIS. L'entreprise a remporté le Swiss Economic Award, le Prix de l'entreprise argovien et le prix SVC. Elle est solidement ancrée dans le tissu économique de la région. Son essor profite aux fournisseurs locaux, mais aussi au PSI: pour chaque appareil vendu, le PSI touche des redevances de licence, dont bénéficient d'autres activités de recherche. En 2017, l'entreprise a fondé une filiale aux Etats-Unis, et l'expansion se poursuit. A l'avenir, DECTRIS prévoit de s'établir hors de la niche des exploitants de synchrotron. La société vise le marché du laboratoire et le domaine de la microscopie électronique.
L'ancien module PILATUS qui trône sur une console du bureau de Christian Brönnimann est là pour lui rappeler ses premières années. Avec un ballon de volley-ball, que les collaborateurs de DECTRIS ont offert à leur CEO pour son anniversaire et qu'ils ont tous signé. Si l'entreprise poursuit sa croissance au même rythme, il se pourrait qu'à son prochain anniversaire un seul ballon ne suffise plus.
Terreau fertile pour les idées d'entrepreneuriat
DECTRIS est la plus grande parmi les spin-off issues du PSI et qui ont connu le succès. La plus ancienne est SwissNeutronics. Depuis une vingtaine d'années, cette entreprise produit des guides de neutrons à Klingnau, près du PSI, et couvre, elle aussi, avec ses produits, un segment de marché réservé à des spécialistes. Comme dans le cas des détecteurs de rayons X, la technologie est issue de la recherche au PSI. Lorsque, dans les années 1990, la Source de Neutrons SINQ y a été construite, des spécialistes ingénieux qui gravitaient autour d'Albert Furrer (à l'époque chercheur spécialisé dans le domaine des neutrons et aujourd'hui professeur émérite à l'ETH Zurich) ont eux-mêmes développé les guides de neutrons dont ils avaient urgemment besoin, avant de les commercialiser par le biais de leur société.
Les grandes installations de recherche à Villigen offrent des possibilités uniques pour la quête de nouvelles connaissances. Mais c'est en même temps un terreau pour des idées commerciales créatives et des produits ou des services innovants. C'est ce qui enthousiasme John Millard: Hormis la science, nos compétences fondamentales résident dans la construction et l'exploitation de grandes installations de recherche complexes, rappelle-t-il. Les développements qui naissent là et les composants indispensables, on ne les trouve pas chez le grossiste. Il s'agit le plus souvent de pièces uniques qui sont réalisées en étroite collaboration avec l'industrie. Elles sont donc nées de la nécessité, parce qu'il n'existait encore rien de convenable ou qu'on a tenté d'améliorer un produit existant. C'est ce qui mène aux innovations.
Nombre de spin-off du PSI trouvent leur origine dans la recherche fondamentale. A l'instar de GratXray, une entreprise encore jeune, que Marco Stampanoni, chercheur et professeur à l'ETH Zurich, a fondée en 2017 avec trois collègues et le PSI. Objectif de la start-up: établir un nouvel étalon dans le domaine de la détection précoce du cancer du sein. Pour y arriver, la société utilise une méthode développée à l'origine au PSI pour caractériser le rayonnement synchrotron. GratXray a son siège dans le Park innovaare, qui est en train d'être construit à proximité immédiate du PSI. Son premier bâtiment, un pavillon gris moderne, offre un beau panorama. Les entreprises qui ont leurs bureaux derrière sa façade vitrée mettront sur le marché des innovations dans la recherche médico-pharmaceutique, la recherche sur les matériaux, l'énergie et les technologies des accélérateurs. Et ce en étroite collaboration avec le PSI ou en tant que spin-off du PSI.
Une découverte fortuite qui mène à l'idée commerciale
Philipp Spycher, du Centre des sciences radiopharmaceutiques du PSI, espère lui aussi pouvoir établir son entreprise au Park innovaare. Arrivé en 2014 comme postdoc à Villigen, il consacre sa recherche aux conjugués anticorps-principe actif, qui acheminent le principe actif jusqu'à certaines cellules précises de l'organisme. Or, ce jeune spécialiste des nanobiotechnologies a fait une découverte fortuite en laboratoire – le genre de hasard dont rêvent de nombreux chercheurs: alors qu'il analysait un anticorps par spectrométrie de masse, il a découvert à l'écran un fourchon supplémentaire encore jamais vu auparavant
. Voilà qui a éveillé sa curiosité! Au terme de quelques semaines et de plusieurs essais, Philipp Spycher a fini par comprendre qu'il s'agissait de quelque chose de sensationnel: il venait de découvrir une espèce d'adhésif. Ce dernier permet d'accoler anticorps et principe actif de manière simple et précise, sans avoir à les modifier chimiquement, comme cela se faisait jusque-là. Le scientifique n'a pas tardé à réaliser le potentiel de sa découverte: grâce à celle-ci, les entreprises pharmaceutiques pourraient gagner du temps et réduire leurs coûts.
Un Founder Fellowship pour soutenir l'esprit d'entreprise
A cette période, Philipp Spycher a eu de la chance une seconde fois. Le Founder Fellowship venait d'être lancé au PSI. Cet instrument d'encouragement a pour objectif de soutenir les chercheurs ayant l'esprit d'entreprise et de les mettre sur la voie qui les mènera à leur propre société. Seule condition: la technologie qu'ils cherchent à commercialiser doit avoir été développée au PSI. Le Fellowship permet au scientifique de disposer d'un maximum d'un an et demi pour développer sa technologie et la transformer en poste rémunéré, de discuter avec des clients potentiels et de constituer une équipe, détaille John Millard. Les lauréats bénéficient d'un coaching et participent à des cours où ils acquièrent les bases pour fonder une entreprise.
Lors de la première édition du Founder Fellowship en 2017, cinq chercheurs, dont Philipp Spycher, ont déposé leur candidature. Avec le soutien de son chef et des pros du transfert de technologie, le chercheur a analysé les bénéfices, les coûts et les risques de son idée commerciale, qu'il a défendue avec succès devant un jury externe composé de chercheurs et d'acteurs économiques.
La toute nouvelle spin-off en train d'être fondée
Pour le jeune spécialiste des nanobiotechnologies, rien ne va assez vite lorsqu'il est question de la création de son entreprise. Il venait de remporter le Founder Fellowship et, donc, un subside pour les dix-huit mois à venir, lorsqu'il a trouvé son premier client. Fonder sa société, il n'a que cela en tête. Car de grandes entreprises pharmaceutiques l'ont déjà sollicité. C'est une situation confortable pour démarrer, qui pousse les investisseurs à s'engager dans la start-up. Chez Philipp Spycher, l'enthousiasme pour sa nouvelle orientation est palpable. Encore chercheur, bientôt entrepreneur, il a déjà recruté une première collaboratrice, donné un nom à son entreprise ainsi qu'un site Internet dédié: Araris Biotech AG. Il y a quelques années, il n'aurait jamais imaginé quitter l'univers scientifique pour devenir entrepreneur. Mais, maintenant, l'esprit pionnier s'est emparé de lui: Avec mon entreprise, c'est vraiment un nouvel univers qui s'ouvre, dont j'ignorais beaucoup jusque-là
, avoue-t-il. La success-story d'une nouvelle spin-off au PSI a commencé.
Texte: Sabine Goldhahn