Le maillon entre théorie et expérience

Les normes de l’industrie sont basées sur des constantes naturelles. A l’occasion de la Journée mondiale de la normalisation du 14 octobre 2021, Aldo Antognini, du Laboratoire de physique des particules du PSI, nous explique pourquoi la physique n’existerait pas sans ces constantes fondamentales et quel est le rapport avec la Révolution française.

Aldo Antognini vient des Grisons. Il enseigne à l’ETH Zurich et travaille dans le domaine de la spectroscopie laser de l’hydrogène muonique au Laboratoire de physique des particules du PSI et à l’ETH Zurich. Il a fait son doctorat sur ce sujet. Theodor Hänsch, lauréat du prix Nobel, a été son maître de thèse à Munich. Ses recherches actuelles bénéficient du soutien d’un ERC Consolidator Grant.
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

Aldo Antognini, pourquoi les constantes naturelles sont-elles si importantes en physique?

Aldo Antognini: En physique, toutes les théories ont besoin de ces constantes fondamentales. A l’instar, par exemple, de la physique des particules qui nous occupe ici, au PSI. Il n’existe pas de théorie qui puisse prédire une grandeur physique uniquement par les mathématiques. Pour pouvoir calculer le niveau d’énergie d’un atome ou l’interaction d’un atome avec un laser, par exemple, il faut connaître la charge de l’électron. Celle-ci est une constante fondamentale qui doit être déterminée de manière expérimentale. Pour ce faire, on fait coïncider les prévisions théoriques, qui dépendent de ces constantes fondamentales, avec les mesures correspondantes.

La connaissance d’une constante confère un pouvoir prédictif à la théorie: si l’on connaît précisément la constante fondamentale, la prévision théorique peut être précise, elle aussi. En physique, le jeu consiste à comparer théorie et expérience. Lorsque les deux coïncident, nous pouvons déterminer plus précisément la constante fondamentale sur la base de la comparaison. Si elles ne coïncident pas et s’il n’y a pas d’erreur ni dans l’expérience ni dans le calcul, cela veut dire que quelque chose est faux ou incomplet au niveau fondamental, et que les physiciens doivent trouver une nouvelle théorie. C’est de cette manière que les théories évoluent.

En 2019, un important changement est intervenu dans le Système international des unités (SI). Qu’est-ce qui a changé pour les unités du SI?

Auparavant, par exemple, le kilogramme était déduit d’un objet physique arbitraire, d’un artéfact: le prototype du kilogramme étalon, qui est conservé à Paris dans une chambre forte climatisée et dont la stabilité à long terme est incertaine. Quant au kelvin, il était défini par ce qu’on appelle le point triple de l’eau, une propriété du matériau qui n’est pas facile à contrôler et n’est pas fondamentale. Pour nous autres physiciens, ce n’était pas satisfaisant. Dans le nouveau système SI, les sept unités de mesure du SI – seconde, mètre, kilogramme, ampère, kelvin, mol et candela – reposent toutes sur des constantes naturelles, autrement dit des invariants de la nature qui interviennent dans différents domaines de la physique, de la théorie de la relativité restreinte à la physique des solides, en passant par la physique quantique. Le kilogramme, par exemple, est à présent défini par la constante de Planck, et l’ampère par la charge de l’électron. La valeur de ces constantes a été fixée en 2019 et leur incertitude a été levée.

On aurait aussi pu choisir d’autres constantes pour définir le nouveau système SI, étant donné qu’elles sont toutes liées entre elles, mais la décision de 2019 instaure le lien le plus net avec les procédures expérimentales.

Les unités du SI sont-elles ainsi fixées une fois pour toutes?

De petites modifications pourraient intervenir, par exemple une nouvelle définition de la seconde, mais je pense que des changements fondamentaux sont improbables. Et très vraisemblablement, rien ne changera au niveau de la philosophie, qui est de rattacher les unités à des constantes naturelles clairement observables par l’expérimentation.

Quelle est la constante fondamentale qui joue le rôle le plus important dans votre recherche?

Il y en a beaucoup: la charge élémentaire, la vitesse de la lumière, la constante de Planck. La constante de Rydberg est une combinaison de ces constantes. Pour nous, elle joue un rôle particulier, car elle est étroitement liée au rayon du proton que nous mesurons dans le cadre de nos expériences. Pour formuler les choses différemment: la mesure du rayon du proton dans notre expérience permet de déduire une valeur très précise pour la constante de Rydberg. Or, à travers la constante de Rydberg, le rayon du proton joue donc un rôle décisif dans l’adaptation de beaucoup d’autres constantes fondamentales, lesquelles ont même un impact sur la définition des nouvelles unités du SI. Le nouveau système SI intègre donc une petite partie de notre recherche sur le rayon du proton.

Qu’examinez-vous dans le cadre de ces expériences?

Nous nous intéressons à l’atome d’hydrogène: c’est le plus petit de tous les atomes et une pierre de touche pour de nombreuses théories physiques. Par ailleurs, en ce qui concerne la structure du proton, c’est le noyau atomique le plus simple. Avec notre accélérateur de protons, nous générons des muons qui forme de l’hydrogène muonique, un cousin de l’hydrogène normal, mais avec un muon au lieu d’un électron qui orbite autour de du proton. Le PSI est le seul centre de recherche au monde qui produise suffisamment de muons lents pour ce genre d’expérience. En termes de taille, l’hydrogène muonique est 200 fois plus petit que l’hydrogène. De fait, les niveaux d’énergie de cet atome sont fortement influencés par la taille du proton. Une mesure des niveaux d’énergie dans l’hydrogène muonique à l’aide de la spectroscopie laser permet donc de déterminer précisément le rayon du proton. Ce rayon est une référence importante pour les théories qui visent à comprendre la structure complexe des protons résultant des interactions des quarks à basse énergie.

Et la constante de Rydberg?

La constante de Rydberg entre en jeu lorsque nous combinons nos mesures avec les mesures menées sur de l’hydrogène normal. La comparaison entre théorie et expérience dans l’hydrogène avec le rayon du proton connu de l’hydrogène muonique permet de déterminer très précisément la constante de Rydberg. Il s’avère que la constante de Rydberg déterminée de cette manière est la constante fondamentale la plus précisément mesurée.

Toutes les constantes sont définies par des nombres longs avec de nombreuses décimales. Ne pourrait-on pas fixer à 1 l’une ou l’autre constante, par exemple la vitesse de la lumière?

Si l’on fait cela, toutes les grandeurs avec des unités physiques changent. La vitesse maximale autorisée sur l’autoroute serait alors un autre chiffre avec une unité différente. Le kilogramme ne serait plus le kilogramme, et le chiffre qui apparaîtrait à la pesée serait alors complètement différent. La Révolution française a montré ce qui se passe dans ce genre de cas. Le gramme comme poids d’un centimètre cube d’eau a été introduit à cette époque. Comme les gens ne le connaissaient pas, cela a conduit au chaos. Le nouveau système SI, qui a été redéfini en 2019, n’entraîne pas ce genre de problèmes, car il s’inscrit dans la continuité par rapport au système SI précédent et n’a donc pratiquement pas d’impact immédiatement perceptible. Cette continuité a pu être assurée par le fait que les constantes fondamentales définissantes ont été fixées à leur valeur de 2019 et que les mêmes unités continuent d’être utilisées: mètre par seconde, watt, newton, etc. L’amélioration du choix du système d’unités réduit l’incertitude des différentes constantes dont nous avons besoin pour nos théories. Par ailleurs, elle dote la recherche scientifique d’un cadre plus précis pour l’étude d’effets subtils et offre plus de précision à la technologie.

Cela aurait sans doute aussi un impact sur les normes de l’industrie?

Oui, les normes de l’industrie, comme la consommation d’énergie en watts, la tension en volts et la résistance en ohms, sont influencées par le nouveau système SI. La mise en œuvre pratique de l’unité de résistance et de l’unité de tension dans le nouveau système SI est liée aux constantes définissantes de la charge électrique et de la constante de Planck. Elle est rendue possible grâce à deux très beaux effets de mécanique quantique: l’effet Josephson dans deux supraconducteurs séparés par une mince barrière et l’effet Hall quantique fractionnaire.

Comme le rayon du proton a été utilisé pour déterminer la constante de Rydberg et comme la constante de Rydberg est utilisée pour définir la totalité des constantes définissantes, y compris la charge de l’électron et la constante de Planck de manière unifiée, notre recherche sur le rayon du proton se retrouve aussi dans votre facture d’électricité et lorsque vous montez sur une balance.

D’après certains physiciens, il se pourrait que d’autres univers existent à côté du nôtre. Les constantes naturelles y seraient-elles les mêmes?

Pour commencer, il faudrait que nous trouvions des preuves de l’existence de tels univers. Jusqu’ici, nous n’en avons pas. Il est difficile de dire ce que cela signifierait pour les constantes fondamentales. Mais la question que les physiciens étudient actuellement est celle de savoir si les constantes naturelles changent au fil du temps. On considère, par exemple, qu’il y a eu un moment dans l’univers primitif où les constantes naturelles étaient différentes. Il est possible qu’elles se décalent encore maintenant de manière minimale. De nombreuses expériences sont conduites dans le monde pour tenter de le découvrir.

Si ces expériences devaient mettre en évidence un écart de ce genre, qu’est-ce que cela signifierait?

Les conséquences seraient considérables. Les physiciens devraient alors adapter leurs théories. C’est une autre raison pour laquelle cette recherche est si importante.

Interview: Bernd Müller

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Dr Aldo Antognini
Laboratoire de physique des particules
Institut Paul Scherrer, Forschungsstrasse 111, 5232 Villigen PSI, Suisse
Téléphone: +41 56 310 46 14, e-mail: aldo.antognini@psi.ch

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