A la limite du réalisable

Il a d’abord fallu qu’ingénieurs et physiciens s’entendent. Mais une fois ce pas accompli, l’entreprise Daetwyler a construit les onduleurs destinés au laser à rayons X à électrons libres SwissFEL de l’Institut Paul Scherrer PSI. Et ce avec un degré de précision de l’ordre du dixième de l’épaisseur d’un cheveu.

Le groupe Daetwyler a son siège à côté du terrain d’aviation de Bleienbach près de Langenthal (BE). C’est de là que Peter Daetwyler et son fils Ralph dirigent leur entreprise familiale – Ralph a repris les rênes de la société l’an dernier. Elle réunit 400 collaborateurs répartis sur neuf sites, y compris aux Etats-Unis et en Chine. Les temps sont durs, à cause du franc fort, la concurrence étrangère est bon marché. Si bien qu’il y a deux ans, Daetwyler a dû licencier 60 personnes.

Peter et Ralph Daetwyler ont pris place avec Christian Nussbaum, ingénieur de projet, dans le bureau de la direction. Les chemises avec cartes de visite et brochures de présentation de l’entreprise préparées en prévision de la visite du journaliste sont posées sur la table devant eux. Ici, le temps est une denrée précieuse; on sent presque la pression du marché flotter dans la pièce. Mais lorsqu’ils évoquent leur collaboration avec le PSI, les trois hommes rayonnent. Voilà un projet qui a bien marché!, lance Peter Daetwyler.

Au SwissFEL: Peter Daetwyler (à gauche), président du Conseil d’administration de Daetwyler AG, et Hans Braun, chef du projet SwissFEL au PSI, inspectent encore une fois les onduleurs définitivement installés. (Photo: Scanderbeg Sauer Photography)

A 50 kilomètres au nord-est, Hans Braun, chef du projet SwissFEL, et Thomas Schmidt, responsable du développement des onduleurs, ont pris place dans un étroit bureau du PSI. La visite du journaliste est l’occasion de disposer sur la table une maquette des onduleurs qu’ils ont produits en collaboration avec Daetwyler. Hans Braun et Thomas Schmidt forment un duo bien rodé; ils se corrigent mutuellement, se taquinent avec bonne humeur et lorsqu’ils préparent le café, ils font invariablement penser à des scientifiques distraits: Il te faut des capsules?, s’enquiert Hans Braun. Non, répond Thomas Schmidt en revenant de la cuisine. Mais des tasses. Après avoir mis la main sur des tasses propres, Thomas Schmidt retourne à la cuisine, mais revient presque aussitôt et demande: Au fait, vous voulez du lait? Du sucre?

Physiciens et ingénieurs

Il régnait un certain scepticisme lorsqu’a démarré la coopération entre le PSI et l’entreprise Daetwyler, spécialisée dans la fabrication de machines de haute précision pour l’industrie graphique. Car cette coopération exigeait la réunion de deux mondes: celui des physiciens et celui des ingénieurs. Avec d’un côté les spécialistes de la recherche fondamentale désireux de mener certaines expériences et, de l’autre, les praticiens qui produisent pour le marché.

L’histoire de leur partenariat a démarré en mai 2009. Le PSI avait alors invité plusieurs dizaines d’entreprises, suite à sa décision de construire un laser à rayons X dénommé SwissFEL, d’une longueur de 740 mètres pour un montant de 275 millions de francs, et cherchait des producteurs pour ses composants. Trouver un fabricant pour les onduleurs était une tâche particulièrement délicate. C’est dans ces appareils que les électrons sont chassés de-ci de-là par 1060 aimants alignés et ainsi amenés à produire la lumière de type rayons X désirée. Mais le système ne fonctionne que si les composants sont montés avec une précision de l’ordre que quelques millièmes de millimètre.

Le PSI aurait pu confier ce mandat à une entreprise au Japon, où se trouve l’un des deux lasers à rayons X comparables à l’échelle mondiale. Mais nous voulions produire du savoir-faire en Suisse, souligne Hans Braun. Lors de cette journée des entreprises, en 2009, Daetwyler ne figurait pas encore parmi les papables que le PSI envisageait pour un partenariat. Mais chez René Hartmann, qui à l’époque était CEO de Daetwyler, une ambition s’était réveillée. Sans lui, la coopération n’aurait jamais été conclue, estime aujourd’hui Hans Braun. René Hartmann, qui avait fait sa thèse de doctorat au PSI, a ainsi su convaincre Hans Braun et son équipe que Daetwyler avait la capacité de produire ces onduleurs de 20 tonnes avec la précision nécessaire.

Mais René Hartmann a aussi dû accomplir tout un travail de promotion au siège de Daetwyler. Normalement, nous produisons des machines qui sont sales au bout d’un mois, explique Christian Nussbaum, qui a été formé au Tech à Burgdorf (AG). Cet univers stérile de la science nous était étranger.

De l’aluminium à la place du titane

Un puzzle en 3D avec beaucoup de vis: les onduleurs du SwissFEL ont été fabriqués principalement par l’entreprise Daetwyler, mais incluent aussi des composants fournis par d’autres entreprises qui devaient s’insérer parfaitement. (Photo: Scanderbeg Sauer Photography)

René Hartmann a su se montrer éloquent. Il nous a enthousiasmés et nous avons fini par y croire, raconte Christian Nussbaum. Peter Daetwyler a alors détaché quelques-uns de ses meilleurs éléments et ces derniers ont commencé à se réunir toutes les deux semaines avec les chercheurs du PSI. C’était courageux de leur part, estime rétrospectivement Hans Braun, chef de projet au PSI. Car au départ, la coopération reposait sur une poignée de main; même le financement du prototype des onduleurs n’était pas encore assuré. Mais pour nous, c’était l’occasion de pénétrer dans un nouveau domaine, analyse Peter Daetwyler lorsqu’on l’interroge sur cette prise de risque. C’est seulement en décembre 2011 que le PSI et Daetwyler AG ont pu signer le contrat pour le prototype, dont le financement était assuré par un plan de relance décidé par la Confédération pour l’industrie d’exportation.

Malgré tout, il a fallu que physiciens et ingénieurs s’ajustent les uns aux autres. Christian Nussbaum, ingénieur de projet de Daetwyler, sourit en évoquant sa première rencontre avec des physiciens du PSI: Nous leur avons demandé: ‹Quel doit être le degré de précision de votre installation?› Ils ont répondu: ‹Eh bien, elle n’a pas besoin d’être précise au nanomètre près› et ils se sont mis à rire. Et puis ils sont redevenus sérieux: ‹Mais au micromètre près, c’est possible, n’est-ce pas?›

Et là, les ingénieurs de Daetwyler ont expliqué aux physiciens que la précision qu’ils souhaitaient n’était pas réalisable.

Au niveau du choix des matériaux également, ils ont dû ramener les physiciens sur terre. A un moment donné, ils voulaient que les guidages magnétiques soient en titane, explique Christian Nussbaum. Quand ils ont vu notre offre, ils ont très vite demandé si de l’aluminium ferait aussi l’affaire.

Néanmoins, chez Daetwyler, on n’a pas tardé à remarquer que les développeurs d’onduleurs au PSI n’étaient pas des allumés; leur chef Thomas Schmidt avait déjà participé à la construction de l’installation de recherche SLS du PSI. A l’inverse, les ingénieurs de Daetwyler ont élargi leurs connaissances, parce que les physiciens du PSI les ont amenés aux limites de leur savoir-faire. Chez Daetwyler, on savait déjà que certaines pièces devaient être peintes avant le montage, étant donné que la peinture peut ensuite déformer l’appareil. Comme les variations de température peuvent par ailleurs dilater ou contracter un matériau, la halle de montage de Daetwyler était constamment chauffée à 24 °C. Mais les ingénieurs ont découvert que pour les onduleurs, la température ne devrait pas être maintenue seulement au milieu de la halle: elle devait aussi rester précisément la même en haut et en bas. Daetwyler a alors équipé la halle d’un chauffage au sol. Grâce à cette infrastructure, l’entreprise est désormais en mesure de proposer un montage plus précis de leurs appareils à ses autres clients.

Célébration avec un conseiller fédéral

Lorsque le prototype des onduleurs a été monté en 2013, Peter Daetwyler a organisé une célébration commune dans la halle de montage à l’occasion de laquelle son ami le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann a même fait le déplacement. Entre-temps, le financement des douze onduleurs restants avait été assuré. La production pouvait démarrer. Et la confiance entre physiciens et ingénieurs avait grandi au point que le PSI a laissé Christian Nussbaum de Daetwyler procéder au contrôle de réception des onduleurs. Les appareils ont été acheminés par camion dans des conteneurs avec suspension à coussin d’air et chauffage. Toujours de nuit, car ainsi, le camion pouvait rouler lentement. Thomas Schmidt du PSI a accompagné onze des douze transports. Non parce qu’il y était obligé, mais parce qu’il voulait être là.

Les derniers onduleurs ont été livrés à l’été 2016 et, peu avant Noël, le SwissFEL était officiellement inauguré. Mais la collaboration entre Daetwyler et le SwissFEL n’est pas terminée. La deuxième ligne de faisceau du grand laser à rayons X nécessitera 16 onduleurs d’un nouveau modèle. On retourne donc à la case départ: les ingénieurs de Daetwyler vont expliquer aux physiciens du PSI ce qui est réalisable et ce qui ne l’est pas. A l’été déjà, la construction du nouveau prototype devrait commencer.

Ces nouvelles compétences ont permis à Daetwyler de gagner d’autres clients du milieu scientifique, par exemple le Helmholtz-Zentrum à Berlin. Ces mandats ont été souvent octroyés grâce à une recommandation du PSI. Hans Braun et Thomas Schmidt soulignent que les représentants de Daetwyler se sont toujours efforcés de trouver la meilleure solution au lieu de lorgner sur les coûts. Ce mandat n’était pas une commande comme les autres, insiste Peter Daetwyler. C’était un investissement dans notre avenir. Nous avons élargi notre horizon.

Texte: Joel Bedetti