Dans le monde entier, les scientifiques travaillent à trouver et à optimiser de nouveaux moyens de produire du carburant sans impact sur le climat. Au PSI, ils poursuivent une approche prometteuse en commun avec l’industrie.
Dans l’aviation, l’un des grands espoirs pour atteindre l’objectif proclamé de la neutralité climatique d’ici 2050 porte le nom de «carburant d’aviation durable» (CAD), en anglais «sustainable aviation fuel» (SAF). Le kérosène utilisé jusqu’à présent comme carburant est un mélange d’hydrocarbures dérivé du pétrole. Lors de sa combustion dans les turbines d’avion, il libère de l’énergie, mais émet aussi du dioxyde de carbone (CO₂). La concentration de celui-ci dans l’atmosphère augmente par conséquent, et le climat se réchauffe.
Le CAD est composé des mêmes hydrocarbures que le kérosène et peut le remplacer directement, contrairement aux vecteurs énergétiques comme l’électricité ou l’hydrogène. «Le CAD peut être intégré directement à l’infrastructure existante des aéroports et être utilisé dans les réacteurs conventionnels moyennant quelques adaptations», explique Marco Ranocchiari, chimiste au PSI et responsable de la plate-forme ESI (acronyme de «Energy System Integration»), une installation d’essai pour les énergies écologiques du futur.
L’avantage climatique du CAD réside dans le fait que les hydrocarbures ne sont pas prélevés dans le sous-sol sous forme de pétrole et ne représentent pas une pollution supplémentaire pour l’atmosphère. Pour l’instant, on le fabrique à partir de matériaux biologiques de surface comme les huiles végétales et les graisses animales usagées. Quant au carbone contenu dans le CAD, il provient de l’atmosphère. La concentration de CO₂ reste donc finalement identique. La propulsion est neutre pour le climat, à condition que la fabrication et le transport du CAD fonctionnent exclusivement avec de l’énergie renouvelable plutôt que fossile. Or, actuellement, ce n’est pas encore le cas. Le CAD ne peut donc pas réduire à zéro les émissions de CO₂ d’un avion, mais de 80% quand même.
Toutefois, la production des quantités nécessaires de CAD à des coûts supportables reste un grand défi. En 2023, environ 600 millions de litres de CAD ont été produits, soit une infime fraction des quelque 325 milliards de litres nécessaires. En 2050, si l’on veut remplacer le kérosène fossile, le besoin sera de 450 milliards de litres, estime l’Association du transport aérien international (IATA). C’est la raison pour laquelle les scientifiques du PSI étudient, développent et optimisent, avec divers partenaires, plusieurs méthodes de fabrication de kérosène sans pétrole. Par exemple, dans le cadre de l’initiative SynFuel avec l’Empa, le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche, et avec le soutien financier du Conseil des EPF. Ou encore avec la start-up climatique Metafuels.
La biomasse disponible ne suffit pas
Une possibilité se fonde sur la biomasse. La seule option déjà utilisée et certifiée à ce jour est le CAD produit à partir d’huiles et de graisses alimentaires. Les acides gras sont extraits des huiles par un procédé appelé «hydrolyse». D’autres étapes permettent ensuite de les transformer en produit similaire au pétrole brut. Enfin, ce dernier est raffiné en biokérosène à l’aide d’hydrogène. Ce CAD de première génération peut être aujourd’hui mélangé au kérosène traditionnel à hauteur de 50%.
Mais l’humanité n’est pas en mesure d’ingérer suffisamment de friture pour générer assez d’huile alimentaire usagée et produire les quantités nécessaires de CAD. Les scientifiques explorent donc d’autres voies pour transformer la biomasse en kérosène. La sciure et d’autres résidus végétaux issus de l’horticulture, de l’agriculture et de la sylviculture ou encore les boues d’épuration sont autant de matières premières utilisables. Grâce à divers procédés hydrothermaux – qui utilisent donc de la chaleur, de la pression et de l’eau –, les scientifiques obtiennent les hydrocarbures recherchés à partir de ces substances, qui sont ensuite raffinées en kérosène avec de l’hydrogène.
Mais cela ne suffira pas et les scientifiques sont donc à la recherche d’autres options pour remplacer le kérosène fossile. Une variante possible consisterait à fabriquer le CAD artificiellement à partir d’hydrogène et de dioxyde de carbone, en utilisant du courant écologique (Power-to-Liquid) ou directement la force du soleil (Sun-to-Liquid). On l’appelle «CAD de deuxième génération» et donc aussi «e-kérosène». Cette méthode permettrait d’en produire beaucoup plus qu’à partir des huiles alimentaires usagées (voir infographie page 14).
Les carburants artificiels sont particulièrement écologiques
Il existe un procédé qui permet de produire des carburants à partir de solides et de gaz riches en hydrocarbures: la synthèse Fischer-Tropsch, du nom des chimistes allemands Franz Fischer et Hans Tropsch, qui ont déposé un brevet sur cette méthode il y a près de cent ans. Celle-ci consiste à hydrogéner du monoxyde de carbone à des températures comprises entre 150 et 350 degrés Celsius, sur des surfaces catalytiques qui contiennent du cobalt ou du fer et qui régulent les réactions chimiques. Le procédé est établi et utilisé aujourd’hui à grande échelle.
«Mais le kérosène est particulièrement exigeant», souligne Jörg Roth, ingénieur chimiste au PSI et coordinateur de projet au sein de l’initiative SynFuel. Ce carburant riche en énergie est composé d’une combinaison spéciale d’hydrocarbures légers et lourds. Celle-ci confère au kérosène certaines valeurs de viscosité, un point d’ébullition, un point de combustion et d’autres paramètres qui doivent être impérativement respectés dans l’aviation. Or, le procédé Fischer-Tropsch produit un mélange non maîtrisé, qui contient beaucoup de variétés que l’on ne veut pas voir dans le kérosène. «Il faut d’abord faire subir au produit un traitement complexe pour obtenir du kérosène de haute qualité, ce qui entraîne une grande perte d’efficacité», reconnaît Jörg Roth.
Le méthanol: une piste prometteuse
Les scientifiques du PSI travaillent donc à développer des alternatives. La synthèse du méthanol fait partie de ces possibilités. Elle consiste à produire du méthanol à partir de monoxyde de carbone et d’hydrogène en soumettant des catalyseurs d’oxyde de zinc et de cuivre à une haute pression. Le procédé est établi depuis longtemps, mais c’est seulement avec des recherches récentes que l’on a découvert comment produire, en passant par d’autres étapes de synthèse, des hydrocarbures à chaîne plus longue, comme l’éthène (C₂H₄), le propène (C₃H₆), le butène (C₄H₈) et, finalement, le kérosène à partir du méthanol (CH₃OH).
Le type de réacteur, la température, la pression, le rapport entre hydrogène et dioxyde de carbone, ne sont que quelques paramètres parmi tous ceux à ajuster. «Mais le point décisif est le choix du catalyseur», souligne Marco Ranocchiari. Un catalyseur est un matériau qui favorise certaines réactions chimiques ou qui les rend même possibles. Dans ce cas, il contrôle l’enchaînement croissant des hydrocarbures. La taille des pores de sa surface détermine les chaînes de molécules qui se forment. Un bon catalyseur permet donc de réduire les produits secondaires indésirables. Mais, surtout, il interrompt les réactions à un certain point. «Sinon, la chaîne carbonée devient interminable et, pour finir, nous n’avons plus que de la cire», explique Jörg Roth.
Les connaissances acquises à la plate-forme ESI servent aussi de base à une coopération prometteuse avec l’industrie, qui a démarré au début de l’année dernière: «La start-up suisse Metafuels nous a approchés», raconte Marco Ranocchiari. L’entreprise, qui considère le CAD comme un énorme marché, disposait déjà d’un business plan et d’investisseurs solides du secteur des technologies vertes. Ce qui manquait encore, c’était la preuve que l’on pouvait produire du CAD de manière plus efficace qu’avec les installations Fischer-Tropsch conventionnels. A ce moment-là seulement, la production deviendrait économiquement viable.
Le catalyseur assure le bon mélange
Ensemble, les partenaires du projet ont testé différentes idées et finalement découvert une configuration qui fonctionne, y compris un catalyseur efficace. En laboratoire, la synthèse se comporte déjà comme on le souhaite. Il s’agit à présent de modifier l’échelle du processus: à l’heure actuelle, les partenaires assemblent les composants pour une installation-pilote de la taille d’une maison, qui sera mise en service l’année prochaine sur le site du PSI et qui devrait produire quelque 50 litres de CAD par jour. Sa construction reçoit le soutien de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) avec 9 millions de francs. D’ici 2028, Metafuels veut construire une première installation commerciale à l’échelle industrielle avec une capacité multipliée par cent environ. «Il nous faudra d’abord identifier, avec l’installation-pilote, comment concevoir de manière optimale une production à cette échelle», relève Marco Ranocchiari.
Quoi qu’il en soit, tous les participants s’attendent à ce que leur nouvelle technologie, baptisée «conventionnelles», donne une importante impulsion à des projets semblables pour atteindre l’objectif majeur de la neutralité climatique: «De tels projets de transfert entre la recherche et l’industrie peuvent montrer la voie», estime Thomas J. Schmidt, responsable du Center for Energy and Environmental Sciences au PSI.
Bien conçu, le CAD peut réduire la formation de suie
Tous les participants estiment que le CAD a d’excellentes chances. Il permet non seulement de réduire les émissions de CO₂ au minimum, sans bouleverser techniquement toute l’aviation, mais aussi de diminuer les effets non-CO₂ des avions (encore plus importants dans le réchauffement climatique). Le kérosène synthétique peut être conçu et utilisé de telle manière qu’il réduise la formation de nuages et qu’il limite le réchauffement climatique.
Une nouvelle initiative, nommée reFuel.ch, devra étudier d’ici 2032 dans quelle mesure cette entreprise est judicieuse et réalisable. Hormis la composition du CAD, le projet se concentre sur un autre aspect important: «Les matières premières comme le méthanol, le monoxyde de carbone et l’éthylène sont pour l’essentiel les mêmes que celles utilisées dans l’industrie chimique pour fabriquer toutes sortes de matières plastiques et de produits chimiques fins pour les médicaments», explique Thomas J. Schmidt. Jusqu’à présent, on se servait surtout du gaz naturel comme base, autrement dit d’une ressource fossile nuisible au climat. C’est aussi en raison de cette diversité d’applications que reFuel.ch a reçu un subside de 15 millions de francs de l’OFEN.
Toutefois, même avec une efficacité améliorée, la production de CAD nécessitera beaucoup plus d’électricité que le kérosène traditionnel, principalement en raison de la production d’hydrogène par électrolyse, très énergivore, mais aussi des pertes d’énergie à chaque étape: électrolyse, extraction du CO₂ et synthèse. C’est pourquoi le CAD reste encore quatre à sept fois plus cher que le kérosène normal. «Finalement, ce ne sont pas les coûts d’investissement qui sont décisifs, souligne Jörg Roth, mais ceux de l’énergie qui sera exploitée.» Les calculs montrent que, pour couvrir de manière synthétique le besoin actuel en kérosène de l’aviation, il faudrait multiplier par trois au moins l’énergie solaire et éolienne produite mondialement en 2021. Le besoin est donc gigantesque. Et plus nous obtiendrons cette énergie à bas coût, plus l’idée du CAD, en remplacement du kérosène, en vaudra la peine.