Isolé du monde par blindage magnétique

A l’Institut Paul Scherrer PSI, des chercheurs en collaboration avec l’entreprise VACUUMSCHMELZE ont construit une chambre dont les parois atténuent de plusieurs centaines de milliers de fois toute influence magnétique extérieure. Cette chambre de très grandes dimensions (25 m3) présente des performances uniques au niveau mondial. L’expérience qui sera réalisée à l’intérieur de cette dernière pourrait permettre de répondre à la question fondamentale: pourquoi la matière, et par conséquent l’homme, existent-ils au sein de l’univers?

Georg Bison (à gauche), Bernhard Lauss (au milieu) et Klaus Kirch devant la porte de la salle blindée.
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)
La salle blindée, où l’expérience n2EDM devrait élucider si le neutron possède ou non un moment dipolaire électrique mesurable.
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)
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Georg Bison s’arc-boute sur un levier permettant d’actionner l’ouverture d’une porte de plusieurs tonnes donnant accès sur une salle unique en son genre: cette dernière est, magnétiquement parlant, totalement isolée du reste du monde. Les murs et la porte de cette chambre ont une épaisseur de 30 centimètres: ils abritent deux couches métalliques constituées d’un alliage de fer et de nickel. «Les champs magnétiques préfèrent circuler dans ce métal hautement magnétisable plutôt que dans l’air, ce qui fait de lui un blindage magnétique idéal», explique ce physicien spécialiste des mesures de champs magnétiques. Une couche d’aluminium est également présente pour atténuer les champs magnétiques dépendant du temps. Mais, ces murs extérieurs, hauts de 5 mètres, ne sont en réalité que l’enveloppe d’une deuxième salle plus petite placée au centre du dispositif. Un couloir large de 50 centimètres existe entre ces deux salles. «Cet espace intermédiaires est juste assez grand pour que nous puissions marcher autour et installer des instruments, relève Georg Bison. Par ailleurs, la distance entre les deux salles améliore l’effet du blindage.»

Au centre, les murs de la salle interne améliorent considérablement l’atténuation du champ magnétique extérieur. Ils contiennent quatre couches métalliques du même alliage constitué de fer et de nickel. Moyennant légèrement moins d’efforts, Georg Bison ouvre deux portes supplémentaires et la salle située au cœur du blindage apparaît. Ses parois métalliques sombres et brillantes mesurent environ 3 mètres de hauteur et 3 mètres de largeur. On a l’étrange impression d’observer l’intérieur d’un coffre-fort d’une banque, à la seule différence que l’objectif n’est pas de stocker des objets précieux, mais une grande quantité de neutrons afin d’étudier leur propriété. Or les mesures de précisions réalisé sur les neutrons sont fortement perturbées par les champs magnétiques extérieurs. C’est pourquoi la construction cette assemblage extrêmement complexe a été initiée.

Des champs magnétiques omniprésents

«Les champs magnétiques sont omniprésents dans notre monde», rappelle Klaus Kirch, responsable du Laboratoire de physique des particules au PSI et professeur à l’ETH Zurich. Il n’y a pas que le champ magnétique terrestre. «Presque tout ce qui nous environne émet un champ magnétique à un niveau plus ou moins important, que ce soit la montre de votre poignet, un tournevis ou encore les armatures en fer présentes dans les chapes de béton du PSI», souligne le physicien. Même un camion qui passe à 2 kilomètres du centre produit une impulsion magnétique mesurable. «Le blindage magnétique autour de la salle permet de lutter efficacement contre toutes les influences magnétiques extérieures», conclut Klaus Kirch.

A l’extérieur, avec un peu de recul on aperçoit la construction en bois qui entoure la chambre. «Nous avons choisi le bois, car il est non magnétique, explique Georg Bison. Cette structure en bois supporte un ensemble de grandes bobines utilisées pour compenser le champ magnétique terrestre et tout autre perturbation magnétique extérieure.» Ainsi, les perturbations externes sont fortement affaiblies lorsqu’elles atteignent les parois du blindage magnétique. De plus, un climatiseur fonctionne en permanence afin de maintenir la température constante (à 0,1ºC près) permettant ainsi de réduire son influence. Enfin, des piliers en granit imposants supportent les deux chambres. «Le blindage possède ses propres fondations pour absorber les vibrations», détaille Georg Bison.

Performance unique au niveau mondial

«Nous avons construit le blindage magnétique le plus performant au monde dans de telles dimensions, souligne Bernhard Lauss, chef de projet de l’expérience. Nous réduisons d’un facteur 100 000 le champ magnétique statique externe et, à très basses fréquences, la réduction est de plus de un milliard.» Klaus Kirch ajoute: «Certes, il existe des chambres possédant un facteur de blindage plus élevé, mais leur taille est nettement plus faible, bien trop faible pour accueillir notre expérience. Parmi les chambres de taille comparable, la salle mise en place au PSI possède le champ magnétique le plus faible jamais réalisé au monde.» En effet, à l’intérieur de la salle, les chercheurs mesurent un champ magnétique résiduel de moins de 150 picoteslas (10-12 teslas). En comparaison: avec 30 à 60 microteslas (10-6 Tesla), le champ magnétique terrestre est plusieurs centaines de milliers de fois plus intense.

Au cours de la prochaine étape, les chercheurs installeront dans cette chambre une expérience dont le but est de mettre en évidence le moment dipolaire électrique du neutron, une grandeur physique qui n’a pas encore été découverte à ce jour. «A l’extérieur, le neutron est une particule électriquement neutre, explique Bernhard Lauss. Mais à l’intérieur, il se pourrait qu’il y ait une séparation des charges positives et négatives.» Or, une charge positive séparée d’une charge négative (de même valeur absolue mais de signe opposé) constitue un moment dipolaire électrique. Si l’on place ce dipôle dans un champ électrique, alors ce dernier s’aligne sur la direction du champ électrique, de la même manière que l’aiguille d’une boussole s’aligne sur la direction du champ magnétique en indiquant la direction nord-sud. «Le but de l’expérience est d’établir si le neutron interagit avec le champ électrique, autrement dit s’il existe ou non un tel moment dipolaire électrique», explique le physicien.

Pourquoi l’antimatière a-t-elle disparu?

D’après la théorie actuelle de la physique des particules élémentaires, le neutron ne devrait pas présenter de moment dipolaire électrique mesurable. Mais ce modèle, appelé modèle standard de la physique des particules, est incapable d’expliquer certaines des observations majeures de la cosmologie. «Nous pensons savoir que le Big Bang à l’origine de l’univers a produit la même quantité de matière et d’antimatière, rappelle Klaus Kirch. Or aujourd’hui, il n’a plus aucune trace de cette antimatière.» Pourquoi l’antimatière a-t-elle disparu, alors que la matière qui nous constitue, elle, a continué à exister? Différentes théories fournissent des réponses à cette question fondamentale et, en même temps prédisent que le neutron possède un moment dipolaire électrique qu’il est possible de mesurer. «Si, lors de notre expérience, nous mesurons ce moment dipolaire électrique, alors nous saurons quelle prédiction théorique est juste», explique Bernhard Lauss.

Pour réaliser leur expérience, les chercheurs utilisent des neutrons dits «ultra-froids» qui se déplacent très lentement et, de ce fait, peuvent être enfermés et étudiés pendant quelques minutes. «Au PSI, nous avons construit la source la plus puissante au monde, celle qui produit le plus grand nombre de neutrons ultra-froids», relève Bernhard Lauss. Pour mettre en évidence le moment dipolaire électrique du neutron, les chercheurs vont produire un champ magnétique au sein de la chambre et mesurer la réaction des neutrons avec ce dernier. Le moment dipolaire magnétique des neutrons (qui lui est parfaitement connu) effectue alors des rotations autour du champ magnétique à une certaine fréquence.  Si les neutrons possèdent un moment dipolaire électrique, alors l’application d’un champ électrique supplémentaire accélère ou décélère cette rotation.

Un mesure dix fois plus précise

Jusqu’ici, aucune interaction avec le champ électrique n’a pu être mise en évidence. Les expériences ont toutes débouchées sur un résultat nul. La mesure la plus précise a été réalisées au PSI par une collaboration internationale, dont font partie le PSI et plusieurs autres laboratoires suisses, à l’issue d’une expérience baptisée nEDM (pour «neutron electric dipole moment»). La nouvelle expérience, dénommée n2EDM et réalisée également au PSI, doit fournir un résultat dix fois plus précis. A nouveau, 16 groupes rassemblant 50 scientifiques participent à la conception, la construction et l’exécution du projet. «Sans cette collaboration, cette expérience ne pourrait avoir lieu», souligne Klaus Kirch.

La salle blindée a été financée par l’ETH Zurich, le PSI et le soutien du Fonds national suisse. Cette réalisation unique, qui a été mise en place au PSI, a coûté 2,4 millions de francs. Vingt-cinq tonnes d’alliage de fer et de nickel ont été installés et 5 kilomètres de câbles ont été tirés. Le conteneur, où les neutrons seront exposés au champ magnétique et au champ électrique, devrait être bientôt installé. Avec son diamètre de 2 mètres, ce réservoir construit par un partenaire français de Caen, passe tout juste à travers les grandes portes de la salle blindée. De nombreuses contributions importantes émanent de différents partenaires. La Physikalisch-Technische Bundesanstalt Berlin a ainsi contribué à la mise en place du blindage magnétique par le biais de mesures extrêmement précises des matériaux de construction utilisés afin garantir l’absence d’impuretés magnétiques.

En dépit de certains retards dus à la crise du coronavirus, les chercheurs espèrent que l’expérience sera assemblée fin 2021 et pourra fournir les premiers résultats de mesure après deux mois d’exploitation. «Comparé à la concurrence internationale aux Etats-Unis, au Canada et en France, nous avons une longueur d’avance», affirme Bernhard Lauss.

Texte: Barbara Vonarburg

Informations supplémentaires sur les institutions impliquées:

https://www.psi.ch/en/nedm/collaborating-institutions  (en anglais seulement)

Contact

Prof. Klaus Kirch
Responsable du Laboratoire de physique des particules
Institut Paul Scherrer, Forschungsstrasse 111, 5232 Villigen PSI, Suisse
Téléphone:
+41 56 310 32 78, e-mail: klaus.kirch@psi.ch [allemand, anglais]

Dr Bernhard Lauss
Laboratoire de physique des particules
Institut Paul Scherrer, Forschungsstrasse 111, 5232 Villigen PSI, Suisse
Téléphone: +41 56 310 46 47, e-mail: bernhard.lauss@psi.ch [allemand, anglais]

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