Nous démarrons avec 500 millions de muons

Les muons permettent d'étudier des matériaux qui pourraient entrer en ligne de compte dans l'électronique du futur. Deux chercheurs du PSI, Alex Amato, directeur du Laboratoire de spectroscopie de muons, et Thomas Prokscha, responsable du groupe Muons de basse énergie, nous expliquent la spécificité de ces particules élémentaires. Entretien.

Entretien avec deux chercheurs spécialisés dans le domaine des muons: Thomas Prokscha et son supérieur Alex Amato (à droite). (Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)
Entretien avec deux chercheurs spécialisés dans le domaine des muons: Thomas Prokscha et son supérieur Alex Amato (à droite). (Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

Alex Amato, Thomas Prokscha, pourquoi les muons sont-ils aussi importants pour les chercheurs et comment se fait-il que presqu'aucun profane ne connaisse ces particules?

Alex Amato: Les muons sont des particules élémentaires. Elles sont en fait complètement identiques aux électrons, mais 200 fois plus lourdes. On peut sans autre qualifier les muons de particules exotiques, car ils ne sont pas présents dans les atomes et donc absents de la matière qui nous entoure. Mais les muons déferlent sans arrêt sur nous depuis les couches supérieures de l'atmosphère terrestre. Ils apparaissent dans ces couches lorsque les protons venus de l'espace frappent la couche d'air externe. Mais la durée de vie des muons est très courte, ce qui signifie que peu après leur apparition, ils se désintègrent en d'autres particules.

Dans le cadre de la recherche au PSI, nous produisons des muons de manière artificielle en envoyant des protons frapper une cible de carbone. Ces protons sont produits par notre accélérateur de protons. Lorsqu'ils entrent en collision avec les noyaux atomiques du carbone, des muons apparaissent. Ces muons sont éjectés hors de la cible en carbone. Ils peuvent ensuite être concentrés sous forme de faisceau et être utilisés pour notre recherche.

Comment exploitez-vous ce faisceau de muons?

Thomas Prokscha: Au PSI, nous avons en tout six instruments de mesures pour des expériences avec muons visant l'étude de matériaux. Ils sont toutes rattachés au Laboratoire de spectroscopie de muons que dirige Alex. Dans mon groupe, nous utilisons des muons de basse énergie avec notre instrument où nous avons la possibilité de vraiment bien étudié ce qui se passe au niveau des interfaces entre deux matériaux. Il s'agit d'une technologie que nous avons développée à l'interne, ici, au PSI, et que nous mettons à disposition de la communauté scientifique internationale depuis 2006. A ce jour, personne d'autre au monde n'est en mesure de travailler à ce niveau de qualité. Nous bombardons l'échantillon, c'est-à-dire l'objet à étudier, avec environ 10 000 muons de basse énergie par seconde. L'expression «de basse énergie» signifie que ces muons ont d'abord été freinés. Ce procédé entraîne malheureusement une importante perte de muons, car nous démarrons avec 500 millions de muons par seconde à la source de muons SμS (prononcer: Ess-Mu-Ess, ndlr). Mais nous voulons les muons de basse énergie, car le fait de choisir leur énergie nous permet de déterminer précisément la profondeur à laquelle ils pénètrent dans le matériau. Autrement dit, si nous choisissons l'énergie de manière à ce que les muons s'arrêtent au niveau de l'interface dans l'échantillon, nous pouvons étudier cette interface.

Pourquoi vous intéressez-vous précisément aux interfaces?

Amato: Parce qu'au niveau des interfaces entre deux matériaux qui s'accordent, il est possible d'obtenir des propriétés nouvelles qui diffèrent complètement de celles de chaque matériau pris séparément. Il s'y produit aussi des phénomènes que l'on est aujourd'hui en mesure d'exploiter dans l'électronique. Pratiquement personne ne part du principe que l'ordinateur quantique remplacera demain l'électronique d'aujourd'hui. Chercheurs et développeurs continuent donc d'essayer de trouver des matériaux qui utilisent les principes actuels de l'électronique, tout en étant meilleurs que ce que l'on trouve aujourd'hui sur le marché. Pour notre part, notre objectif n'est pas de développer l'électronique du futur, mais de comprendre les principes fondamentaux et d'apporter ainsi notre contribution.

Pouvez-vous nous expliquer un peu plus précisément la manière dont vous utilisez les muons?

Prokscha: Nous tirons parti de leur durée de vie très courte. Une fois que nous les avons implantés dans notre interface, ils s'y désintègrent en d'autres particules. Chaque muon émet des produits de désintégration, entre autres ce qu'on appelle des positrons que nous pouvons déceler dans des détecteurs.

Amato: Nombre de nos expériences s'intéressent aux propriétés magnétiques des matériaux. Le positron émis lors de la désintégration du muon ne s'élance pas dans n'importe quelle direction, son angle de rotation indique la direction des champs magnétiques à l'endroit de l'échantillon d'où il a été émis. C'est pour cela que nous mesurons leur angle de rotation en plaçant des détecteurs de positrons autour de l'échantillon.

Prokscha: A présent, nous avons encore la possibilité de varier légèrement l'énergie des muons au moment de leur approche. De cette façon, ils restent bloqués soit plus à l'extérieur soit plus à l'intérieur de l'échantillon. Nous mesurons ainsi peu à peu, de manière ciblée, les propriétés des alentours de l'interface. Pour finir, nous pouvons encore modifier la température et ici également, déterminer les dépendances et les correlations.

Maintenir en état de marche les six postes d'expérimentation avec muons représente certainement un défi particulier, n'est-ce pas, Alex Amato?

Amato: Oh oui. Dans mon laboratoire, nous sommes une équipe relativement restreinte d'une vingtaine de personnes, dont tout juste la moitié sont des physiciens avec postes permanents. Cela fonctionne, parce que nous sommes très motivés et que nous avons du plaisir à faire ce que nous faisons. Mais chacun de nous endosse plusieurs fonctions: améliorer continuellement les installations; encadrer les utilisateurs externes pour qu'ils puissent obtenir de bons résultats, car les nouveaux utilisateurs sont précisément ceux qui n'ont pas le temps d'apprendre la méthode; sans compter nos propres expériences, que nous avons encore à côté. Tout cela représente pour nous un défi continu.

Interview: Institut Paul Scherrer/Laura Hennemann