Le modèle standard de la physique des particules décrit notre univers visible avec une précision extraordinaire. Cependant, il ne satisfait pas complètement les chercheuses et les chercheurs, qui s’efforcent de repérer des lacunes dans cette théorie. Pour mener leurs étonnantes expériences, ils utilisent les infrastructures de recherche du PSI, qui sont uniques.
Imaginez une pièce sombre avec une estrade sur laquelle se trouve un objet d’art en or pur et orné de somptueuses pierres précieuses, peut-être le masque mortuaire du pharaon Toutânkhamon. Rien ne doit détourner votre regard de sa parfaite beauté. En physique, il existe aussi ce genre d’objet: le modèle standard de la physique des particules, qui décrit toutes les particules visibles et trois des quatre forces de la nature. Toutes les expériences qui ont été entreprises sur ou avec des particules élémentaires ont régulièrement confirmé cet édifice théorique. Faut-il en conclure qu’il n’y a aucune raison de jeter un coup d’oeil dans les recoins obscurs du modèle standard?
Tel n’est pas l’avis de Klaus Kirch. «Nous sommes très contents du modèle standard, explique le responsable du Laboratoire de physique des particules au PSI et professeur à l’ETH Zurich. Mais il n’est pas la panacée.» Une déclaration typique d’un physicien: aucune théorie n’est suffisamment parfaite pour ne pas être remise en question. Et le modèle standard est bien loin de la perfection. Il laisse quelques questions ouvertes, comme celle de savoir comment réconcilier la gravitation avec les trois autres forces de la nature. Et pourquoi le rien n’existe pas. Car, d’après toutes les théories, la matière et l’antimatière sont apparues dans les mêmes proportions après le Big Bang et se sont détruites l’une l’autre. D’où la question: pourquoi y a-t-il davantage de matière que d’antimatière? Tous ceux qui s’occupent intensément d’astrophysique trouvent intrigant que les étoiles, dans les galaxies, se déplacent comme s’il y avait une grande masse invisible qui les tirait. Pour désigner ce quelque chose – que personne ne connaît exactement –, ils ont choisi le terme de «matière noire». Cette dernière n’a encore jamais pu être observée, mais les chercheuses et chercheurs sont convaincus qu’elle existe.
Ce sont autant d’interrogations auxquelles le modèle standard ne fournit pas de réponse. «C’est pourquoi nous essayons d’amener de la lumière dans l’obscurité, là où les incohérences sont particulièrement importantes», explique Klaus Kirch. De nombreuses expériences servent de «lampes de poche» pour éclairer ces recoins. Mais cela reste difficile, car le modèle standard éclipse tout. Il faut donc disposer d’un regard particulièrement exercé pour apercevoir quelque chose au-delà.
Pour cela, il existe au fond deux voies complémentaires: au PSI, les physiciennes et les physiciens observent des particules de très faible énergie et essaient de détecter avec beaucoup de précision des événements transformateurs extrêmement rares. Ces expériences sont plus petites et coûtent souvent seulement quelques millions de francs. Les équipes sont composées de 50 à 100 chercheuses et chercheurs. Tout le monde connaît tout le monde. Et, dans cette discipline, le PSI jouit d’une excellente réputation mondiale. Certaines expériences d’une telle précision ne sont d’ailleurs réalisables qu’ici.
La seconde voie est empruntée par les chercheuses et chercheurs du CERN. Ils font s’entrechoquer des particules de très haute énergie et observent si l’énergie concentrée fait apparaître de nouvelles particules lourdes. Ces expériences sont la spécialité du CERN et nécessitent des machines gigantesques, comme l’accélérateur circulaire LHC, avec son périmètre de 27 kilomètres, auquel plusieurs milliers de chercheuses et chercheurs travaillent.
Une chambre blindée hors du commun
Le couronnement provisoire des expériences revient à n2EDM. Les chercheuses et chercheurs du PSI adorent ce genre d’abréviation: les initiés savent aussitôt ce qu’on y étudie. Dans le cas présent, c’est le moment dipolaire électrique du neutron. Le modèle standard dit en substance que le neutron ne possède pas de moment dipolaire électrique mesurable avec les moyens actuels. Toutefois, certaines théories autorisent son existence et supposent qu’il pourrait y avoir une minuscule séparation de charge à l’intérieur d’un neutron non chargé. Si l’on mesurait ce moment dipolaire dans le cadre d’une expérience, cette théorie permettrait également d’expliquer la domination de la matière sur l’antimatière, du moins en partie.
Pour ce faire, les chercheuses et chercheurs doivent bloquer tout champ magnétique perturbateur, notamment le champ magnétique terrestre, car le moment dipolaire électrique – pour autant qu’il existe – est extrêmement faible. L’équipe de Klaus Kirch a construit à cet effet une chambre blindée de plus de 25 tonnes, avec des parois constituées de plusieurs couches d’un alliage de nickel et de fer. Ce colosse de cinq mètres de haut abrite une autre chambre, qui réduit une nouvelle fois le champ magnétique. A l’intérieur, il est 100 000 fois plus faible qu’à l’extérieur. Cette chambre avec blindage magnétique est la meilleure du genre et de cette taille au monde.
L’expérience se trouve à l’intérieur: des neutrons ultra-froids – c’est-à-dire extrêmement lents – sont soumis à un champ magnétique qui imprime une rotation au moment dipolaire magnétique du neutron. Si l’on appose un champ électrique en plus, cette rotation devrait changer, mais seulement si le fameux moment dipolaire électrique existe.
Nous essayons d’amener de la lumière dans l’obscurité, là où les incohérences sont particulièrement importantes.
L’expérience précédente, baptisée nEDM, a fourni un «résultat compatible avec zéro». C’est ainsi que les chercheuses et chercheurs déclarent, en forme de clin d’oeil, qu’ils n’ont rien trouvé. Mais cela ne signifie pas que l’essai s’est soldé par un échec, souligne Klaus Kirch.
Chaque expérience repousse les limites de la connaissance et éclaire un peu plus la pièce qui environne le modèle standard. n2EDM est dix fois plus sensible et allumera une lampe supplémentaire dans un recoin encore plus reculé, quelle que soit l’issue de l’expérience.
L’indice d’une nouvelle physique
Philipp Schmidt-Wellenburg emprunte une autre voie avec son expérience qu’aucun laboratoire au monde n’a tenté de mener à ce jour. Ce physicien cherche lui aussi le moment dipolaire électrique, mais dans des muons qu’il contraint sur une trajectoire circulaire au moyen de puissants aimants et de champs électriques. Si, ce faisant, l’orientation des spins de muons devait changer – une propriété de mécanique quantique de la particule, que l’on peut se représenter comme une minuscule aiguille de boussole –, cela signifierait que le muon doit forcément avoir un moment dipolaire électrique. Ce serait également l’indice d’une nouvelle physique.
Klaus Kirch a 54 ans et donc encore au moins une décennie devant lui pour trouver des résultats qui ne soient pas compatibles avec zéro. Mais que se passera-t-il si toutes ces expériences ne révèlent pas de nouvelle physique au-delà du modèle standard, si les recoins restent vides et peu importe comment on les éclaire? Klaus Kirch est convaincu que ce serait positif, car cela démontrerait que le modèle standard décrit bien la nature, mais que cela n’arrivera pas: «Nous trouverons quelque chose, affirme-t-il. Il y a trop d’indices de l’incomplétude du modèle standard.»
Angela Papa partage cette vision. Cette physicienne des particules fait de la recherche sur les muons au PSI et est également professeure à Pise. Les lignes de faisceaux, au PSI, fournissent deux cents millions de ces cousins lourds de l’électron par seconde; ce sont donc les sources de muons continues les plus intenses au monde. Depuis 2019, la production de muons a été améliorée et fournit environ 50 % de plus de muons à plusieurs lignes de faisceaux. Depuis 2021, l’expérience MEG2 est en route à l’une d’elles. Elle a succédé à l’expérience MEG, achevée en 2013, mais en plus puissante. L’acronyme MEG signifie «Muon-Electron-Gamma» et décrit l’événement lors duquel, à l’inverse de ce qui se produit d’habitude, un muon se désintègre en un électron et en un photon (gamma), c’est-à-dire en une particule lumineuse de haute énergie. Cela se produit extrêmement rarement, voire jamais: jusque-là, personne n’a observé cette désintégration. Si elle existait, ce serait la preuve d’une nouvelle physique au-delà du modèle standard. Et si ce n’était pas le cas? «Là aussi, ce serait intéressant, car cela nous permettrait d’exclure certaines théories et de nous concentrer sur d’autres modèles dans le cadre d’expériences futures», indique Angela Papa.
S’il s’avérait qu’il existe une désintégration extrêmement rare du muon, ce serait la preuve d’une nouvelle physique au-delà du modèle standard.
Si l’on ne trouve pas la désintégration MEG, cela renforcera le modèle standard de la physique des particules, qui considère cette désintégration exotique comme si improbable qu’elle ne pourrait jamais être observée. Il prédit en effet que seul un muon sur 1054 (un chiffre avec 54 zéros) emprunterait cette voie de désintégration. A l’heure actuelle, on peut détecter cet événement seulement si un muon sur 1014 (au moins) se désintègre de la sorte. Ce fossé gigantesque, même les expériences les plus performantes ne pourront jamais le combler, mais les chercheuses et chercheurs ont l’espoir que l’événement se produise plus tôt. Certaines variantes de la supersymétrie – une hypothèse selon laquelle il existe un superpartenaire lourd pour chaque particule du modèle standard – autorisent en effet la désintégration rare du muon au sein des limites de mesure qui seront atteintes ces prochaines années, lors de l’expérience menée au PSI.
Un sacré coup
Si les chercheuses et chercheurs du PSI trouvaient un indice des théories supersymétriques, ce serait un sacré coup! Alors que la supersymétrie pourrait élargir le modèle standard, il existe aussi des expériences qui pourraient ébranler sérieusement cette théorie. Vous connaissez certainement le truisme suivant: tout tombe toujours vers le bas, rien ne tombe jamais vers le haut. Lorsque votre tasse de café vous échappe des mains, elle se brise sur le sol et jamais au plafond. Mais est-ce vraiment toujours le cas? N’y a-t-il pas une autre forme de matière qui serait repoussée par un champ gravitationnel et tomberait vers le haut? Pour répondre à cette question, les chercheuses et chercheurs du PSI planifient une expérience avec du muonium, un atome exotique composé d’un antimuon chargé positivement et d’un électron. Il ressemble donc à l’hydrogène, mais le proton est remplacé par de l’antimatière sous la forme d’un lepton ponctuel, un autre type de particule élémentaire. A l’inverse de l’hydrogène, le muonium est composé de deux leptons ponctuels. De ce fait, il peut être calculé avec précision à l’aide de l’électrodynamique quantique («quantum electrodynamics» ou QED), qui décrit l’électromagnétisme en termes de théorie quantique. Dans le cadre d’une autre expérience, on peut mesurer le niveau d’énergie de cet atome et vérifier si la théorie QED et l’expérience donnent les mêmes résultats, ce qui serait utile pour prédire des expériences futures.
Toutefois, les mesures, durant les expériences, doivent être extrêmement rapides, car l’antimuon se désintègre en deux millionièmes de seconde. Si, contre toute attente, il ne devait pas tomber vers le bas, selon le champ gravitationnel de la Terre, avec l’accélération de la pesanteur, ce serait plus que sensationnel: cela mettrait à mal la théorie générale de la relativité. «Je ne crois pas que cela se produira, explique Klaus Kirch. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas éclairer ce recoin-là.»
Pour que cela fonctionne, il faut disposer d’une lampe de poche suffisamment puissante. Pour les chercheuses et chercheurs, cela signifie qu’ils doivent construire des machines toujours plus performantes, avec une intensité et une précision plus élevées. Dans le cas des expériences sur des événements très rares, les statistiques font toute la différence.
Il faut des quantités inimaginables de particules pour qu’un tel événement se produise enfin une fois. Conjointement avec l’Université de Zurich et l’Hôpital universitaire de Zurich, le PSI a donc déposé le projet IMPACT auprès de la Feuille de route suisse pour les infrastructures de recherche, pour la période de financement 2025–2028. L’une des deux stations cibles prévues par le projet sur l’accélérateur de protons fournit des faisceaux appelés HIMB pour High Intensity Muon Beam. Elle permettrait de produire dix milliards de muons par seconde. Le PSI pourrait ainsi renforcer sa position de leader mondial en physique des muons, juste à temps pour présenter des résultats complémentaires à comparer avec ceux de la prochaine phase de l’accélérateur de particules LHC du CERN à Genève.
Le Conseil des EPF vient de proposer le plan correspondant pour la prochaine Feuille de route suisse pour les infrastructures de recherche. La Feuille de route sera publiée au printemps 2023 mais de nombreux préparatifs battent déjà leur plein. Un élargissement du HIMB serait un appareil qui refroidit les muons et améliore la qualité du faisceau de plusieurs millions de fois. Le faisceau de muons existant au PSI doit être freiné dans une chambre contenant de l’hélium gazeux très froid.
La différence de densité dans le gaz ainsi que les champs magnétiques et électriques concentreront les muons sur un point en quelques millionièmes de seconde et les amèneront par un trou dans un tube à vide. Là, le faisceau ne dépassera pas la minceur d’une fraction de millimètre et sera dix mille fois plus intense que le faisceau standard qui, lui, a la même épaisseur qu’un bras. Le fait de pouvoir enfermer du gaz dans une cuve dotée d’un trou est une prouesse technique de l’équipe. Aldo Antognini, chef du projet muCool au PSI et professeur à l’ETH Zurich, est optimiste: «Dans la simulation, cela fonctionne, dit-il. Notre objectif est de le démontrer en 2023, dans le cadre des tests de faisceau», dit-il.
Mesurer avec une précision inégalée à ce jour
Aldo Antognini a également joué un rôle décisif dans une autre expérience, qui a fait grand bruit dans la communauté scientifique: la mesure du rayon du proton. Son équipe s’est servie de l’accélérateur de protons du PSI pour produire des muons qui forment de l’hydrogène muonique où, en lieu et place de l’électron, un muon chargé négativement orbite autour du proton. Le PSI est le seul centre de recherche au monde capable de produire suffisamment de muons lents pour des expériences de ce genre. L’hydrogène muonique a la taille d’un deuxcentième de l’hydrogène seulement. Les niveaux d’énergie de cet atome sont donc fortement influencés par la taille du proton. Si l’on excite précisément la fréquence de résonance entre les deux niveaux d’énergie dans l’hydrogène muonique avec un laser, on peut en déduire précisément le rayon du proton. Or, au début, les chercheuses et chercheurs du PSI n’ont rien trouvé. Car le 0,88 femtomètre (1 femtomètre = 1 millionième de milliardième de mètre), que des expériences de diffusion avec des électrons avaient donné pour le rayon du proton, ne semblait pas correspondre. En lieu et place, les mesures s’étaient stabilisées à 0,84 femtomètre. Nombre de chercheuses et chercheurs d’autres instituts refusaient d’y croire et mettaient en doute le résultat obtenu à partir de l’hydrogène muonique. Aujourd’hui, une dizaine d’années plus tard, les esprits se sont calmés et le rayon du proton plus petit a été confirmé à plusieurs reprises. Entre-temps, l’équipe a mesuré le rayon du deutérium et trouvé là aussi un rayon plus petit. Aujourd’hui, les mesures de l’hélium-3 et de l’hélium-4 sont terminées. Elles n’indiquent aucune divergence, mais les résultats obtenus avec des muons sont les plus précis qui existent.
Lors de la première expérience, l’équipe emmenée par Aldo Antognini avait mesuré la répartition de charge électrique du proton. Mais le rayon magnétique du proton est intéressant, lui aussi. Pour le déterminer, il faut un laser particulier, avec une énergie d’impulsion élevée et une longueur d’onde spéciale, qui doit tirer en un millionième de seconde lorsqu’un atome d’hydrogène muonique se trouve en bonne position. Un tel laser n’est pas disponible dans le commerce. L’équipe le développe donc actuellement elle-même. Les expériences devraient commencer en 2024. Là encore, il n’est pas exclu que des résultats plus anciens doivent être mis au panier.
Même si ce foisonnement d’expériences peut être troublant, elles obéissent toutes à un plan directeur. «En physique des particules, tout est imbriqué, rappelle Aldo Antognini. L’édifice doit donc être totalement cohérent en soi.» Pour ce faire, il est indispensable d’avoir le contrôle sur les constantes naturelles. Avec ses expériences, le chercheur fournit une importante contribution dans ce sens. Ainsi, la connaissance aussi précise que possible du rayon du proton constitue la base pour déterminer la constante de Rydberg, qui est la plus précisément mesurée en physique. Elle est à son tour contenue dans les unités SI, le système international d’unités, dans lequel sont notamment définis le kilogramme, le mètre ou la seconde.
En physique des particules, tout est imbriqué. L’édifice doit donc être totalement cohérent en soi.
Mais ces constantes sont-elles vraiment… si constantes? Des chercheuses et des chercheurs n’excluent pas qu’elles changent sur de longues périodes. Cela voudrait dire que, dans la salle sombre où trône le rayonnant modèle standard de la physique des particules, les murs soient en caoutchouc et se déforment imperceptiblement. Ou de manière encore plus radicale: il existe peut-être, dans ce musée, d’autres pièces, c’est-à-dire d’autres univers gouvernés par d’autres constantes de la nature – et donc un autre modèle standard. «Nous ne pouvons pas l’exclure, dit Klaus Kirch. C’est pourquoi nous travaillons sur des expériences pour le découvrir.»
Texte: Bernd Müller
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