«Sans ces technologies, nous aurons du mal à atteindre nos objectifs climatiques»

Cette année, la Journée mondiale de l’environnement du 5 juin est dédiée à la «restauration des écosystèmes». Dans la perspective d’une restauration de l’écosystème terrestre, la protection du climat est le sujet le plus débattu actuellement. Une conclusion se dégage toujours davantage: hormis la réduction radicale des émissions de gaz à effet de serre, nous avons encore besoin d’autres mesures pour retirer du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère. Sans quoi, il sera impossible d’atteindre le grand objectif de l’Accord de Paris de réduire le réchauffement global à un niveau bien inférieur à 2 °C.

Tom Kober analyse les systèmes énergétiques au PSI et sait qu'un équilibre climatique neutre ne peut être atteint qu'à l'aide de technologies d’émission négative.
(Photo: Institut Paul Scherrer/Mahir Dzambegovic)

Tom Kober, certains climatologues avertissent que pour atteindre nos objectifs climatiques, nous allons avoir besoin de ce qu’on appelle des technologies d’émission négative. De quoi s’agit-il?

Tom Kober: Ce sont des technologies qui retirent durablement du CO2 de l’atmosphère, par exemple en l’injectant dans le sol pour qu’il ne puisse plus retourner dans l’atmosphère. Alors que nous réduisons les émissions de gaz à effet de serre d’origine fossile par le biais de mesures classiques de protection du climat et l’utilisation d’énergies alternatives, les technologies d’émission négative visent à retirer les gaz déjà émis de l’atmosphère. Des études ont montré que sans cela, nos objectifs à long terme resteront hors d’atteinte. Car nous devons tenir compte du fait que le CO2 reste pendant plusieurs siècles dans l’atmosphère et que le système climatique réagit très lentement. Le CO2 que nous avons émis il y a 50 ans affecte encore aujourd’hui notre climat et nous continuerons à ressentir les effets de nos énormes émissions actuelles au cours des prochaines décennies, même si nous réussissons à ramener à zéro les émissions de gaz à effet de serre d’ici le milieu du siècle. Par ailleurs, dans certains domaines de notre économie, par exemple l’agriculture, il est impossible d’éviter toutes les émissions si nous voulons assurer l’alimentation de la population. Si nous voulons atteindre comme prévu le «zéro émission nette», nous devons recourir aux technologies d’émission négative ou NET d’ici 2050. Les NET compensent les émissions qui ne pourraient pas être évitées du tout ou seulement au prix d’énormes efforts.

Planter des arbres, est-ce que cela compte comme NET?

Dans ce cas, nous parlons plutôt de mesure d’émission négative, mais l’effet est à peu près similaire: les arbres fixent le CO2 présent dans l’atmosphère en le transformant en bois, du moins jusqu’à ce que ce dernier pourrisse ou brûle à nouveau, ce qui, dans l’idéal, se produit au terme d’une très longue période. Le reboisement des forêts améliore donc aussi le bilan climatique. D’autres mesures non techniques sont également testées: par exemple la fertilisation des océans avec du fer et d’autres éléments nutritifs pour stimuler la croissance des algues qui absorbent ensuite davantage de CO2. Ou encore une meilleure gestion des sols avec l’utilisation de biochar, où l’on incorpore activement dans le sol, pratiquement comme de l’engrais, des résidus de récolte et de la biomasse carbonisée ainsi que le carbone qui y est fixé. Cela stimule la pénétration des racines, améliore l’équilibre hydrique et empêche le lessivage des éléments nutritifs. En même temps, on fixe davantage de carbone dans le sol. Cette mesure est donc favorable aussi bien à la sécurité alimentaire qu’au climat. Mais mon groupe analyse plutôt des solutions techniques.

Quelles sont ces solutions?

Pour l’essentiel, elles sont de deux types: d’un côté, il existe aujourd’hui des installations de démonstration avec des ventilateurs qui aspirent l’air ambiant, le font passer par de grandes surfaces filtrantes et séparent le CO2 contenu dans l’air. L’air «purifié» retourne dans l’atmosphère et le CO2 séparé est stocké dans le sous-sol, par exemple. Ces technologies sont appelées en général carbon dioxide air capture, ou encore direct air capture technology. Une autre option importante consiste non pas à filtrer directement le CO2 qui se trouve dans l’air, mais à le séparer des gaz d’échappement ou gaz d’origine industrielle lors de la production d’énergie à partir de la biomasse. Par exemple, dans une usine d’incinération des déchets suisse typique, environ la moitié des déchets sont biogènes. Lorsque nous y raccordons une installation de séparation et de stockage de CO2 (carbon dioxide capture and storage ou CCS), nous pouvons extraire le carbone que les végétaux ont absorbé pour la photosynthèse et le stocker également dans le sous-sol, ce qui évite qu’il retourne dans l’atmosphère lors de la combustion. Dans le même temps, nous pourrions produire de la chaleur et du courant, ou encore de l’éthanol et de l’hydrogène que nous pourrions ensuite utiliser comme carburants climatiquement neutres. Cela permettrait de produire de l’énergie tout en retirant du CO2 de l’atmosphère, autrement dit de faire d’une pierre deux coups.

Ne pourrait-on pas aussi produire des carburants synthétiques à partir du carbone séparé?

Si, mais dans ce cas, nous n’aurions pas d’émission négative, car le carbone émis lors de la combustion du diesel, de l’essence ou du kérosène synthétiques se retrouverait très vite dans l’atmosphère. Cette approche technologique serait au mieux climatiquement neutre. Le gain visé d’émissions négatives n’est possible que si le carbone est «séquestré» et ainsi retiré de manière durable du cycle du CO2.

Certaines voix, toutefois, rappellent que nous ignorons quel effet le dioxyde de carbone déploiera dans le sous-sol, s’il aura éventuellement un effet nocif sur les eaux souterraines et le sol en cas de fuite, voire s’il s’échappera dans l’atmosphère.

En Europe, la population est actuellement très sceptique, c’est vrai, et à ma connaissance, il n’y a pratiquement pas de projets qui testent cette technologie. Le stockage du CO2 a été étudié dans le cadre de projets plus anciens, par exemple sur le site pilote allemand de Ketzin pendant des essais du Centre de recherche des sciences de la Terre de Potsdam, où le stockage a été réalisé de manière fiable et sûre dans un aquifère salin. En mer du Nord, on stocke du CO2 avec succès depuis plusieurs années dans la roche sédimentaire à plus de 800 mètres en dessous du fond marin. Le groupe norvégien Equinor, spécialisé dans les matières premières, injecte en continu d’importantes quantités de CO2 dans le champ gazier de Sleipner depuis 1996 et dans celui de Snøhvit depuis 2008, et observe précisément le comportement du CO2 dans le sous-sol. Comme dans le cas des gisements de gaz naturel, des couches naturelles qui les recouvrent – constituées d’argile, par exemple – garantissent que le CO2 injecté reste piégé. A mon avis, nous devons absolument continuer à mener des recherches et des tests sur le CCS, et ne pas abandonner ces travaux à des pays hors de l’Europe. Si nous prenons la protection du climat au sérieux, nous devons garder toutes les options ouvertes.

A quel stade en est le développement des NET?

La technologie fonctionne déjà à l’échelle pilote ou de démonstration. La société suisse Climeworks, par exemple, exploite en Islande un projet de séparation du CO2 présent dans l’atmosphère. Et quelques centrales disposent déjà d’installation CCS, mais en règle générale, ces dernières n’utilisent pas de bioénergie et séparent des quantités de CO2 relativement faibles. Sinon, en Amérique du Nord, quelques installations de bioéthanol fonctionnent avec séparation du CO2. Mais le procédé n’est pas encore établi à l’échelle commerciale réelle, j’entends par là notamment l’exploitation de centrales de plusieurs centaines de mégawatts. Cela se fera ces prochaines années, mais l’intégration du processus représente certainement un défi pour les grandes installations. Par ailleurs, un certain nombre de difficultés technologiques demeurent pour les NET, par exemple convertir la biomasse pour qu’on puisse produire en continu de l’hydrogène et du dioxyde de carbone purs. A cela s’ajoutent les défis liés au transport d’importantes quantités de CO2 sur de longues distances, et ensuite à la séquestration de ce dernier dans des formations rocheuses souterraines. Enfin, il y des défis économiques pour l’ensemble de la chaîne des NET, car ces technologies représentent des options de réduction des émissions relativement coûteuses. Nos modèles de calcul pour la Suisse indiquent notamment qu’à long terme, les installations d’incinération des déchets avec CCS et la production d’hydrogène à partir de matières premières biogènes avec capture du CO2 peuvent représenter des solutions NET efficaces en termes de coûts dans le sens de l’objectif zéro émission nette, à condition que les coûts et l’efficacité des NET s’améliorent à l’avenir. L’hydrogène produit par les NET pourrait alors être utilisé directement comme carburant de substitution dans les transports lourds, et éventuellement aussi dans l’aviation ou la navigation, là où les véhicules électriques à batterie sont moins adaptés car ces moyens de transport nécessitent de grandes densités d’énergie.

Quelles quantités de gaz à effet de serre ces technologies devraient-elles extraire de l’air d’ici la moitié du siècle?

D’après nos analyses, à l’échelle mondiale, nous devons atteindre d’ici 2060 un niveau tel que les NET retirent chaque année 10 gigatonnes, soit 10 milliards de tonnes de CO2 de l’atmosphère. Cela représente tout juste un tiers des quelque 35 gigatonnes de CO2 que nous émettons chaque année dans le monde en raison de la consommation d’énergie. En Suisse, les résultats de nos modèles montrent que pour atteindre l’objectif ambitieux zéro émission nette, il faudra qu’environ 4 millions de tonnes de CO2 soient séparées par des NET et stockés.

Si elles font leurs preuves, les NET pourraient-elle alléger un peu la pression du côté de la protection du climat pour nous accorder plus de temps dans ce domaine?

Bien au contraire! Toutes les mesures possibles et coûts-efficaces pour réduire les gaz à effet de serre doivent impérativement être mises en œuvre aussi rapidement que possible. Les NET ne doivent pas être interprétées comme un chèque en blanc. Elles sont très coûteuses et ne devraient donc être utilisées que pour capturer les émissions restantes extrêmement difficiles à éviter.

La Suisse compte-t-elle suffisamment de sites potentiels pour stocker du CO2 dans son sol?

C’est effectivement un défi pour notre pays. Nos modèles prédisent que pour une Suisse zéro émission nette en 2050, nous devons atteindre un total annuel de 9 milliards de tonnes de CO2 séparées et séquestrées grâce aux NET et à d’autres technologies CCS. Une étude de l’ETH Zurich a toutefois montré que le potentiel de stockage de la Suisse avoisinait les 50 millions de tonnes en raison du manque de sédiments poreux. Nous n’irons donc pas très loin avec ce potentiel. Notamment parce qu’il faudra que nous maintenions le taux de stockage au-delà de 2050. Nous devons donc prospecter à temps pour identifier de grands réservoirs hors de Suisse que nous serions autorisés à utiliser. Il serait envisageable, par exemple, d’acheminer le CO2 par pipeline ou par bateau jusqu’en mer du Nord pour utiliser les énormes potentiels de stockage de CO2 qui s’y trouvent.

Est-ce que ce ne sera pas très coûteux?

Il faudrait compter avec un montant en francs à trois chiffres par tonne. Mais nos analyses de coûts montrent que si l’adhésion dans la population est là, les NET sont économiquement pertinentes et concurrentielles à long terme. Car les alternatives pour arriver au zéro émission nette peuvent être beaucoup plus coûteuses pour certaines applications. Il y aurait par ailleurs encore la possibilité d’exploiter ces installations tout à fait ailleurs. Pour le bilan climatique mondial, peu importe que le CO2 soit retiré de l’atmosphère en Suisse ou en Asie, par exemple. De ce fait, nous devrions aussi chercher à identifier les sites les plus appropriés pour ce genre d’installations et là, la coopération internationale revêt une importance particulière. Cela suppose naturellement que le cadre juridique pour ces mesures soit en place, autrement dit que les mesures prises à l’étranger pour réduire les émissions soient aussi prises en compte dans l’objectif national en termes d’émissions.

Quelles sont celles qui sont bon marché?

Cela dépend de la technologie. La séparation directe depuis l’air nécessite beaucoup de surface et d’énergie et elle fait sens surtout sur des sites où le prix du terrain et celui de l’énergie sont bas. Quant aux installations à base biogène, elles ont besoin d’une grande quantité de biomasse produite de manière aussi durable que possible dans les environs, notamment de biomasse ligneuse ainsi que de déchets biogènes et de résidus de culture. Par ailleurs, il faudrait des consommateurs locaux pour l’hydrogène et, bien entendu, des sites souterrains de séquestration du CO2. Sans avoir examiné ce problème dans les détails, je peux m’imaginer qu’en Europe de l’Est et d’Asie occidentale, il existe ce type de ressources biogènes et de sites potentiels de séquestration du CO2. Nous venons de démarrer un nouveau projet de recherche où nous allons analyser, entre autres, les voies d’approvisionnement en l’hydrogène et en carburants synthétiques, ce qui nous permettra éventuellement de clarifier la question des NET. Lorsque ce processus sera terminé, je pourrai probablement en dire davantage.

Propos recueillis par Jan Berndorff

Contact

Dr. Tom Kober
Responsable du groupe de recherche Economie énergétique
Laboratoire d’analyse des systèmes énergétiques
Institut Paul Scherrer, Forschungsstrasse 111, 5232 Villigen PSI, Suisse
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: +41 56 310 26 31, e-mail: tom.kober@psi.ch [allemand, anglais]

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