Une désintégration décisive

Un processus extrêmement rare devrait déterminer quelle sera, à l’avenir, la théorie la plus adéquate pour décrire notre univers. Il s'agit d' une désintégration particulière d’un type de particule élémentaire : les muons. Ces particules ne vivent guère longtemps et se désintègrent en d’autres particules.. Alors qu’un modèle théorique interdit pratiquement la désintégration en question , un autre modèle l’autorise. Quelle théorie est la bonne ? Des physiciens de l’Institut Paul Scherrer ont fait un pas en avant dans cette énigme, grâce à l’observation extrêmement précise de plusieurs centaines de milliards de désintégrations. Ils ont publié leurs résultats dans la revue spécialisée « Physical Review Letters ».

Une « expérience croquignolette ». C’est en ces termes que Stefan Ritt (au milieu) décrit la machine grâce à laquelle les désintégrations des muons sont suivies au PSI. Comparé aux immenses détecteurs du CERN, le qualificatif paraît tout à fait approprié. (Photo: Markus Fischer / PSI)
Les chercheurs au PSI suivent la trace de centaines de millions d’anti-muons par seconde. Dix ordinateurs doivent venir à bout en même temps de cette gigantesque masse de données. (Photo: Markus Fischer / PSI)
L’étau se resserre autour des théories alternatives : les points bleus indiquent le nuage des praramètres qui pourraient décrire les théories au-delà du modèle standard. Avec les nouvelles mesures des chercheurs du PSI, la surface grisée à droite est à présent exclue. (Blankenburg et al. Eur. Phys. J. C 72, 2126 (2012) und Daten aus J. Adam et al. Phys. Rev. Lett. 110, 201801 (2013))
Previous slide
Next slide

Certains physiciens sont à la recherche d’une désintégration particulièrement rare du muon. Cette quête n’est pas sans rappeler une réflexion philosophique, tirée du roman de Jostein Gaarder, Le monde de Sophie, où l’énigmatique Alberto Knox explique à Sophie, sa jeune interlocutrice : « Et même si tu n'as rencontré toute ta vie que des corbeaux noirs, cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'existe pas de corbeaux blancs. » La réponse des scientifiques à ce problème serait vite trouvée : ils captureraient 100 corbeaux, et si l’un d’entre eux était blanc, cela signifierait que la probabilité d’observer un corbeau blanc parmi tous les corbeaux est de 1%. En revanche, s’il n’y avait que des volatiles noirs dans leur filet, cela voudrait dire que cette même probabilité est inférieure à 1%. Et s’ils avaient capturé 1000 corbeaux noirs, la probabilité diminuerait encore pour être inférieure à 1‰. Les chercheurs avanceraient donc, sans jamais exclure complètement l’existence d’un corbeau blanc. Mais cette dernière serait toujours plus improbable.

Le corbeau blanc est un processus rare de désintégration

Le corbeau blanc que cherchent les physiciens de l’Institut Paul Scherrer est un processus particulier de transformation d’une minuscule particule, le muon. Au quotidien, nous ne remarquons pas les muons, car ils ne font pas partie de la structure de l’atome, et se désintègrent très rapidement en d’autres particules. Pourtant, les muons sont des particules élémentaires. Plus exactement, ils font partie, comme les électrons, de la famille des leptons. Ils ont la même charge électrique que les électrons , mais leur poids est 207 fois plus élevé. Raison pour laquelle les scientifiques disent du muon qu’il est un électron lourd.

Certaines théories scientifiques prédisent qu’un muon devrait parfois se désintégrer en un électron et un photon (particule lumineuse). Selon d’autres modèles, en revanche, ce processus est pour ainsi dire exclu : il serait tellement rare qu’il serait impossible de jamais l’observer. C’est ce que prédit, par exemple, le modèle standard de la physique des particules. Ce modèle permet d'expliquer de très nombreux phénomènes observés à ce jour par l’homme, mais ne les explique malheureusement pas tous ob . Il tait notamment l’existence de ce qu’on appelle la matière noire ou l’énergie sombre : cette matière mystérieuse, qui constituerait 95% de l’univers, est détectable de manière indirecte, mais à ce jour, aucun instrument de mesure n’a réussi à mettre la main dessus.

SuSy autorise la désintégration particulière du muon

Il est donc clair que tôt ou tard, le modèle standard devra être élargi, voire intégralement remplacé par une nouvelle théorie. L’une des candidates dans la file d’attente est SuSy, la théorie de la supersymétrie. En réalité, SuSy représente plutôt une nuée de théories, car il lui manque encore de nombreuses mesures qui permettraient de la circonscrire plus précisément. Quoiqu’il en soit, d’après SuSy, la litigieuse désintégration du muon se produit avec une probabilité mesurable.

Les scientifiques n’ont d’autre choix que de ratisser l’univers à la recherche de leur corbeau blanc : la désintégration rare en question. Pour ce faire, il leur faut beaucoup de corbeaux noirs, c’est-à-dire beaucoup de muons. Le PSI apparaît prédestiné pour cette tâche, car nulle part ailleurs dans le monde, les chercheurs n’ont autant de particules à disposition qu’ici: aujourd'hui, des centaines de millions de muons sont produits chaque seconde au grand accélérateur de protons du PSI.

Les chercheurs ont ensuite besoin d’un filet qui convienne à la chasse aux corbeaux : des instruments de mesure, capables de détecter une désintégration de muons. L’un d’entre eux est un conteneur du PSI en forme de C, d’un mètre sur un, environ. Il est possible d’y pénétrer pour effectuer des travaux de transformation, mais seulement en vêtement de protection, car tout doit y rester extrêmement propre. Pendant les mesures, ce conteneur est rempli de 900 litres de xénon liquide ultra pur. Ses parois sont équipées de 846 capteurs lumineux, appelés photomultiplicateurs. Il suffit qu’une seule particule lumineuse percute les atomes de xénon dans le réservoir pour déclencher, là où la collision s’est produite, de petits éclairs lumineux assez puissants pour être enregistrés par les capteurs lumineux. En combinaison avec un deuxième appareil de mesure, ces capteurs peuvent déterminer si la désintégration ds muons qu’ils recherchent s’est produite.

Ce deuxième instrument est un détecteur de positrons. Les chercheurs se servent en effet d’une petite astuce : plutôt que de traquer la désintégration d’un muon en un photon et un électron, ils recherchent leurs antiparticules, parfaitement complémentaires et donc tout aussi fréquentes : un anti-muon, qui se désintègre en un photon et en un anti-électron, appelé positron.

Préciser la rareté de la désintégration

Chaque jour, les chercheurs au PSI mesurent avec leur machine des milliards de désintégrations d’anti-muons, et scrutent les produits de ces désintégrations, afin de voir si des photons et des positrons se trouvent parmi eux. Car il est déjà clair que la désintégration recherchée est très rare. Seulement, on ignore à quel point – et c’est ce que tentent de déterminer les scientifiques, afin de voir quelle est la théorie qui décrit le mieux notre univers : le modèle standard, SuSy, ou encore une autre théorie. Cette question ne peut être étudiée aussi précisément qu’au PSI, grâce à l’importante capacité de muons de l’institut. Dix ordinateurs travaillent non-stop pour venir à bout du flot continu de données accumulé par l'expérience. Mais jusqu’ici, d’autres processus et désintégrations expliquent fort bien tous les photons et positrons mesurés. Pas un seul corbeau blanc à ce jour – c’est-à-dire pas de couple photon/positron, qui serait le produit de la désintégration recherchée d’anti-muons. Les scientifiques du PSI ont récemment publiés dans la revue spécialisée « Physical Review Letters » les données qu’ils ont collectées entre 2009 et 2011 ; durant cette période, ils ont suivi la trace de plusieurs centaines de milliards d’anti-muons. Sur cette base, les chercheurs sont en mesure d’affirmer aujourd’hui : la probabilité que cette désintégration particulière existe est inférieure à 1 sur 57 milliards.

L’étau se ressert pour SuSy et consort

Faut-il en conclure que le modèle standard est confirmé, et que les théories alternatives comme SuSy se retrouvent hors course ? Pas tout à fait, explique Stefan Ritt, chef du groupe de recherche Muons au Laboratoire de Physique des particules du PSI : « Mais nous avons resserré les limites pour ce genre de modèle. » Concrètement, cela signifie que l’on peut représenter la nuée de théories et de paramètres que forme SuSy comme un nuage de points dans un graphique. Les mesures de Stefan Ritt et de ses collègues ont permis de tracer une ligne verticale au travers de ce diagramme, et tous les points situés à sa droite sont déclarés impossibles. Plus il y aura de mesures n’aboutissant pas à la découverte de la désintégration de particules recherchée, plus cette ligne se déplacera vers la gauche , éliminant ainsi toujours plus de points.

Cependant plus la ligne se déplacera vers la gauche, plus les efforts à consentir pour la déplacer encore plus seront importants. Combien de milliards, de billiards, voire de trilliards de désintégrations voulons-nous encore mesurer, pour peut-être entrapercevoir ce minuscule écart statistique ? « Nous continuons tant que c’est raisonnable », déclare Stefan Ritt. Avec les mesures de ces cinq dernières années, les scientifiques ont pu resserrer d’un facteur 20 les limites de SuSy et consort.

La série de mesures actuellement en cours va se poursuivre jusqu’à l’été prochain. Ensuite, l’exploitation sera interrompue pendant deux ans, afin d’améliorer l’expérience n. Les photomultiplicateurs, notamment, seront remplacés par des détecteurs carrés afin que ses derniers se juxtaposent parfaitement les uns à côté des autres pour supprimer tout espace libre entre eux.. .. Dans la citerne de xénon, la surface capable de capter le signal des photons est ainsi élargie de manière significative. « Il s’agit d’une transformation onéreuse et qui nécessite beaucoup de travail, admet Stefan Ritt. Mais cela nous permettra d’améliorer encore les mesures d’un facteur 10. » Or, pour la communauté scientifique, une amélioration d'un facteur 10 représente une avancée majeure.

Un arbitre impartial plutôt qu’un prix Nobel à tout prix

Stefan Ritt espère-t-il ainsi détecter la désintégration en question ? Ou le modèle standard lui tient-il tellement à cœur qu'ilregretterait de devoir le contredire avec une telle découverte ? « Ni l’un ni l’autre, répond le chercheur sans hésiter. Je me vois comme un arbitre impartial de la nature. Bien entendu, si nous devions découvrir cette désintégration muons-gamma, cela ferait sensation, et on nous décernerait peut-être même un jour le prix Nobel. Mais ce dont il est question, ici, c’est de la structure de l’univers, rien de moins. Nous devons donc effectuer nos mesures sans a priori. » De plus, ce n’est pas la préférence émotionnelle pour un résultat de recherche donné qui le passionne : « Je préfère m’adonner aux détails techniques de l’expériencei », explique le chercheur.

Dans Le monde de Sophie, Alberto Knox explique d’ailleurs à Sophie que « la chasse au ‘corbeau blanc’ est en quelque sorte le premier devoir de la science ». En ce qui concerne la désintégration des muons, Stefan Ritt et les autres chercheurs du PSI en sont peut-être les chasseurs les plus passionnés.

Collaboration internationale

Le MEG-projet est une collaboration internationale. Les institutions impliquées sont:

du Japon: Université de Tokyo, KEK et Université Waseda de la Suisse: Institut Paul Scherrer (PSI) de l’Italie: INFN, Pisa, Université de Gênes, Université de Padoue, Université La Sapienza, Rome, Université du Salento de la Russie: BINP, Novosibirsk, JINR, Dubna des États-Unis: Université de Californie, Irvine

Les porte-paroles de la collaboration sont A. Baldini, INFN PISA et T. Mori, Université de Tokyo

Texte : Laura Hennemann

Informations supplémentaires
Laboratoire de physique des particules au PSI: http://www.psi.ch/ltp
Contact
Dr. Stefan Ritt, Laboratoire de physique des particules, Institut Paul Scherrer, 5232 Villigen PSI, Suisse;
Tél.: +41 56 310 37 28; E-mail: stefan.ritt@psi.ch
Publication originale
New Constraint on the Existence of the μ+ → e+ γ Decay
J. Adam et al. (MEG Collaboration)
Phys. Rev. Lett. 110, 201801 (2013)
DOI: 10.1103/PhysRevLett.110.201801