Collecter des carottes de glace avant qu’il ne soit trop tard

Theo Jenk est chimiste et chercheur au Laboratoire de chimie de l’environnement à l’Institut Paul Scherrer PSI. Il participe régulièrement aux expéditions sur des glaciers pour prélever sur place des carottes de glace et les analyser en suite. Dans cet entretien, il évoque sa fascination pour la glace en tant qu’archive climatique et environnementale millénaire.

Theo Jenk est chercheur au Laboratoire de chimie de l’environnement du PSI. Lors d’expéditions, il prélève la glace sur les glaciers sous forme de carottes de glace pour les étudier ensuite.
(Photo: Ice Memory/Riccardo Selvatico)
Au cours des 150 dernières années, le glacier du Kilimandjaro a déjà perdu quelque 90 % de son volume. «On part du principe qu’au cours des décennies qui viennent, il disparaîtra complètement à cause du changement climatique, affirme Theo Jenk. Cette dernière archive glaciaire d’Afrique, qui ne pourra plus être prélevée très longtemps, revêt donc une importance unique pour la communauté de recherche.»
(Photo: Pixabay)
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Theo Jenk, qu’est-ce qu’une carotte de glace et comment l’utilise-t-on pour faire de la recherche?

Theo Jenk: Nous prélevons les carottes de glace soit sur des glaciers alpins, soit dans la glace des régions polaires. Nous utilisons pour ce faire des foreuses spécialement développées à cet effet: des mèches creuses, qui sont suspendues à un câble fixé sur un treuil et avec lesquelles nous pouvons progresser dans la glace. Notre foreuse est dimensionnée de telle sorte que nous obtenons des morceaux de glace cylindrique de 8 centimètres de diamètre. Nous allons toujours dans le même trou de forage avec la foreuse et nous remontons des cylindres de glace morceau par morceau. En raison des dimensions de nos caisses de transport, nous forons chaque fois des cylindres de 70 centimètres de long. Nous notons évidemment leur ordre, car une fois qu’on les a réunis, on obtient la carotte de glace complète. Si c’est possible, celle-ci va tout en bas jusqu’au lit rocheux. Dans le cas des glaciers alpins, cela peut représenter 100 mètres ou davantage. Tout en bas, au niveau du fond rocheux, se trouve la glace la plus ancienne qui date de la période d’apparition du glacier puis, couche après couche, les dépôts plus récents se succèdent. C’est précisément ce qui fait la force, l’importance et la fascination des glaciers comme archive naturelle. Il nous permet un voyage dans le temps vers le passé.

Comment lisez-vous cette archive?

Mon domaine de spécialité est la datation de la glace, notamment au moyen de méthodes radiométriques comme la méthode du radiocarbone et la spectrométrie de masse avec laquelle nous déterminons, par exemple, les oligo-éléments dans les carottes de glace. Fondamentalement, les chercheurs spécialistes de carottes de glace étudient, entre autres, la composition des isotopes de la glace proprement dite, ses impuretés chimiques ou encore les particules qui y sont emprisonnées. Nombre de particules, qui sont d’abord émises dans l’atmosphère, ne tardent pas à se retrouver piégées par les précipitations et se déposent donc dans la glace de la région en question. Par ce biais, les carottes glaciaires alpines nous apprennent par exemple quand telle céréale a été cultivée sur tel sous-continent, ou encore quelle quantité d’un métal donné a été travaillée, et ce jusqu’à 10 000 ans en arrière, voire davantage.

Vous analysez donc vous-mêmes les carottes de glace que vous avez recueillies lors des expéditions?

Oui, pour moi et pour d’autres, les deux activités vont main dans la main dans ce domaine de recherche. Je travaille depuis 2012 comme chimiste au Laboratoire de chimie de l’environnement au PSI. Je suis occupé pendant approximativement un quart de l’année à planifier et à réaliser des expéditions. J’ai déjà participé à une quinzaine d’expéditions, aussi bien sur les glaciers haut-alpins qu’au Groenland. J’en ai dirigé certaines et, au cours de beaucoup d’entre elles, j’ai prélevé moi-même les carottes. Ce qui me motive, c’est d’en apprendre davantage sur notre climat et notre passé à partir de ces grandioses archives de glace, mais aussi de les conserver, afin que les analyses qui m’ont fasciné moi-même pendant toutes ces années puissent continuer à être menées par les générations de chercheurs qui viendront.

Par «conserver», faites-vous allusion au projet Ice Memory auquel le PSI participe largement?

Tout à fait. L’objectif d’Ice Memory est de prélever le plus possible de carottes de glace sur des glaciers appropriés, puis de les stocker de manière sûre en Antarctique avant que ces glaciers ne perdent toute valeur comme archives en raison du changement climatique, voire disparaissent complètement pour certains. Jusqu’ici, six forages dans le monde ont eu lieu dans le cadre d’Ice Memory, dont trois ont été conduits par le PSI: en 2018 au Mont Béloukha en Sibérie, en 2020 au Grand Combin en Suisse, et en 2021 un peu plus à l’est au Colle Gnifetti à la frontière italo-suisse.

Vous l’avez déjà évoqué: les glaciers fondent. Pour Ice Memory, vous menez donc une course contre la montre.

En 2020, au Grand Combin, nous voulions forer jusqu’au lit rocheux, à 80 mètres de profondeur, mais après avoir essayé pendant des jours, nous avons dû abandonner. De l’eau de fonte, issue de la neige fondue en surface, s’était infiltrée à travers le névé et avait formé à la jonction avec la glace une couche de neige fondue avec une teneur en eau extrêmement élevée. Notre foreuse n’était pas conçue pour cette stratification anormale et est restée bloquée. Même à une altitude de 4000 mètres, les processus de fonte sont une conséquence dramatique du réchauffement climatique actuel, qui nous a surpris et choqués. C’était un phénomène que nous n’avions encore jamais observé auparavant.

Et une expédition au Kilimandjaro a malheureusement échoué pour une tout autre raison.

Elle était planifiée pour septembre 2022. Sur le plan technique, nous étions parfaitement préparés. Nous voulions monter à 5800 mètres d’altitude et forer pendant deux semaines. Nous avions aussi l’espoir fondé que le problème que nous avions eu au Grand Combin ne se répéterait pas, car les conditions sont différentes au Kilimandjaro. Lorsqu’il fait trop chaud chez nous, dans les Alpes, la surface du glacier fond sous forme d’eau. Au Kilimandjaro, en revanche, on n’a encore jamais observé ce type d’eau de fonte: en raison de l’ensoleillement élevé et de l’humidité négligeable, la neige et la glace s’évaporent directement dans l’air. L’expédition a malheureusement échoué à très court terme en raison de la bureaucratie: nous nous étions efforcés de nous procurer les autorisations très en avance, mais jusqu’au dernier moment, nous n’avons pas réussi à les obtenir de la part des autorités tanzaniennes. Nous étions déjà sur place et nous avons finalement dû repartir sans avoir rien pu faire.

Allez-vous réessayer de mettre cette expédition sur pied?

Nous aimerions essayer encore une fois, dans tous les cas. Pour l’écosystème local et régional, le glacier du Kilimandjaro est extrêmement important, car c’est une part essentielle du cycle annuel de l’eau. Au cours des 150 dernières années, il a déjà perdu quelque 90 % de son volume et l’on part du principe qu’au cours des décennies qui viennent, il disparaîtra complètement à cause du changement climatique. Cette dernière archive glaciaire d’Afrique, qui ne pourra plus être prélevée très longtemps, revêt donc une importance unique pour la communauté de recherche.

On dirait qu’il y a des défis de tous les côtés.

Le problème que nous avons eu au Grand Combin menace effectivement presque tous les glaciers. Nous pouvons y faire face avec un autre système de forage, grâce auquel nous aurions pu progresser à travers la glace même dans ces conditions difficiles. En 2020, nous ne l’avions pas avec nous, car nous ne nous attendions pas à cette modification rapide de la glace.

Vous utiliserez donc davantage cette foreuse à l’avenir?

Avec l’avancée du réchauffement climatique, nous utiliserons en effet davantage et toujours plus souvent la foreuse thermique. Toutefois, cela ne résout pas tous nos problèmes. Car si l’eau de fonte pénètre dans les couches de glace, les substances emprisonnées sont emportées et finalement éliminées. L’archive est alors complètement faussée et n’est plus utilisable. Par ailleurs, le changement climatique fait que la neige qui tombe en hiver ne survit probablement pas à l’été suivant. Du coup, en haut, l’archive de glace ne contient plus de nouvelle mise à jour, il se peut même que des couches des années précédentes fondent et disparaissent. Nous ne connaissons alors plus l’âge réel de la surface du glacier au moment du forage, ce qui pose également des problèmes pour la datation des couches plus profondes. D’où notre grande motivation pour collecter le plus de carottes de glace possible et les conserver de manière sûre.

Interview: Institut Paul Scherrer/Laura Hennemann

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