Une plus grande robustesse grâce aux imperfections

Dans le monde entier, le dioxyde d’uranium est le combustible le plus utilisé dans les centrales nucléaires. Dans l’idéal, les atomes d’uranium et d’oxygène qui le composent forment un réseau tridimensionnel régulier. En théorie, la position des atomes sur le réseau est déterminée par un motif et un ratio bien définis. Lorsque le dioxyde d’uranium présente une structure qui s’écarte du motif ou du ratio parfaits, il devient plus résistant aux dégâts causés par les radiations.

Les chercheurs du PSI Matthias Krack (à gauche) et Raoul Ngayam-Happy (Photo : Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

Dans la plupart des centrales nucléaires du monde, on utilise comme combustible du dioxyde d’uranium sous forme de pastilles cylindriques. Sa structure parfaite possède un ratio de deux atomes d’oxygène par atome d’uranium. L’uranium et l’oxygène forment un réseau, où chaque atome occupe une position bien définie. Dans la réalité, et surtout dans une centrale nucléaire en exploitation, le combustible présente un ratio uranium/oxygène différent. Des écarts de ce genre existent fondamentalement dans tous les matériaux en réalité : même dans le sel de table le plus pur (chlorure de sodium), on ne retrouve jamais le ratio idéal d’un atome de sodium par atome de chlore, prévu par l’agencement théoriquement prescrit. De fait, cela s’applique aussi dans la réalité au dioxyde d’uranium: par exemple par la présence de lacunes créées lorsque les positions normalement occupées par les atomes d’oxygène sont vacantes, ou par la présence d’interstitiels créés lorsque les atomes d’oxygène occupent les interstices du réseau où ils ne devraient pas se trouver. Cela fait longtemps que les chercheurs se demandent si ces écarts par rapport à la composition et à la structure idéales – qu’il s’agisse d’un déficit ou d’un excédent d’atomes d’oxygène – ont un impact sur le comportement du combustible lorsque ce dernier est exposé aux radiations. Pendant les réactions nucléaires, les fragments de fission qui en résultent, du fait de leur énergie cinétique élevée, peuvent en effet entrer en collision avec les atomes du combustible. Ces collisions délogent les atomes du dioxyde d’uranium de leur emplacement sur le réseau et modifient ainsi la structure de ce dernier. Une étude de l’Institut Paul Scherrer (PSI) montre que les écarts de la composition idéale entraînent des changements qui compensent de nombreux déplacements d’atomes provoqués par l’irradiation du combustible. Résultat : les dégâts causés par les radiations sont moins importants dans les structures qui s’écartent de la composition idéale que dans celles qui ont une composition idéale. Autrement dit, les écarts par rapport à l’idéal permettent une meilleure autoréparation du dioxyde d’uranium exposé aux radiations.

Comment les radiations peuvent affaiblir le combustible

Dans une centrale nucléaire, l’énergie est produite par des réactions nucléaires. Lors de ces dernières, les noyaux des atomes d’uranium sont fendus lorsqu’ils sont percutés par des neutrons en plein vol. A l’exception de l’hydrogène conventionnel, les neutrons composent les noyaux de tous les atomes. Ils sont libérés lors de la fission des noyaux, percutent à leur tour d’autres noyaux d’uranium et provoquent ainsi la fission de ces derniers. Chaque fission produit deux à trois neutrons de plus, qui permettent à la réaction de fission de se poursuivre. L’énergie libérée à chaque fission est transmise aux fragments lourds de la fission, surtout sous forme d’énergie cinétique. Les fragments lourds se déplacent très vite et sont freinés en grande partie lorsqu’ils entrent en collision avec des atomes dans le combustible, atomes auxquels ils transmettent une partie de leur énergie cinétique. Le combustible s’échauffe ainsi de manière intense. Le combustible chauffé transmet sa chaleur à la gaine de métal qui l’entoure (crayon de combustible), laquelle transmet à son tour de la chaleur à l’eau de refroidissement dans laquelle elle baigne. L’eau chauffée produit de la vapeur, qui actionne une turbine et enfin le générateur de courant électrique auquel la turbine est couplée.

Dans le combustible conventionnel (du dioxyde d’uranium), les dégâts causés par les radiations apparaissent quand les neutrons ou les fragments de la fission nucléaires entrent en collision avec les atomes du combustible, et déplacent ces derniers. La collision peut parfois être si violente que plusieurs atomes sont déplacés à la suite. Cela peut provoquer de véritables séries de collisions, comme sur une table de billard quand une boule percute à toute vitesse les autres boules regroupées. Ces cascades de déplacements d’atomes se déroulent extrêmement rapidement et ont lieu dans des espaces très restreints : une cascade provoquée par un neutron ou un produit de fission cesse au bout de 6 picosecondes ((0,000000000006 secondes) environ et les déplacements s’étendent sur quelques nanomètres seulement (1 nanomètre = 1 millionième de millimètre). Il est donc quasiment impossible d’étudier ces processus par le biais de mesures directes. Mais des méthodes adéquates permettent de les analyser par simulation numérique. La dynamique moléculaire est l’une d’elles et elle a fait ses preuves. Elle consiste à décrire les mouvements des atomes un peu comme ceux de boules de billard. Mais elle prend en compte le fait que les forces qui agissent sur les atomes dans un matériau sont différentes de celles auxquelles sont soumises les boules de billard.

Animation montrant une cascade de déplacements dans le dioxyde d’uranium.

Pour la première fois, les écarts de composition dans le dioxyde d’uranium sont pris en compte

Jusqu’ici, les calculs effectués à l’aide de la dynamique moléculaire s’étaient limités au dioxyde d’uranium dans sa composition idéale. Pourtant, dans une centrale nucléaire en exploitation, le dioxyde d’uranium présente souvent des écarts par rapport à l’idéal. On observe ainsi souvent un léger excédent d’oxygène quand les températures et les pressions qui règnent sont celles d’une exploitation normale. En cas de températures plus élevées, on peut observer aussi un déficit d’atomes d’oxygène. Les chercheurs du PSI ont pris en compte cette réalité dans leur étude, pour la première fois.

Pour étudier l’influence des variations de structure, les scientifiques du PSI ont construit différents modèles de dioxyde d’uranium par simulation numérique, tantôt avec une composition idéale, tantôt avec un excédent d’oxygène, tantôt avec un déficit. Puis ils ont laissé leur programme informatique calculer ce qui se passe quand un atome d’uranium se voit transmettre beaucoup d’énergie cinétique. Cela simule le cas de figure où l’atome d’uranium se fait percuter par un fragment rapide et lourd, issu d’une réaction de fission. Comme on s’y attendait, l’atome d’uranium accéléré a provoqué dans chaque cas une cascade de déplacements, comme celle que peut déclencher un fragment nucléaire lourd. Fait surprenant : il s’est avéré que plus la structure du dioxyde d’uranium s’écartait au départ de l’idéal, plus le dégât final – c’est-à-dire le nombre d’imperfections du réseau – était faible au terme de la cascade. Manifestement, la raison réside dans les écarts par rapport à la structure idéale, tels qu’ils existent dans le matériau réel. Ces écarts absorbent une grande partie des déplacements provoqués par la collision. Si par exemple une structure a peu d’oxygène, elle présente des espaces vides. Si un excédent d’atomes d’oxygène s’accumule dans une partie de la structure en raison d’une cascade de déplacement, ces atomes occupent les espaces qui étaient vides auparavant. Ainsi, il y a au final moins de défauts dans la structure.

Les simulations montrent aussi que l’autoréparation serait complète avec un excédent d’oxygène d’environ 7,5% par rapport à la structure idéale. Presque tous les écarts provoqués par une cascade de déplacement disparaîtraient. Raoul Ngayam-Happy, co-auteur de l’étude, signale cependant que ce résultat doit être encore vérifié par d’autres calculs avant qu’on puisse le considérer comme sûr. Par ailleurs, il n’aurait guère d’incidence sur la pratique, car, en réalité, dans le dioxyde d’uranium du combustible des centrales nucléaires, on ne trouverait jamais un pareil excédent d’oxygène. Matthias Krack, directeur de l’étude et responsable du groupe Modélisation du comportement du combustible au PSI, souligne : Avec notre étude, nous avons montré pour la première fois que dans le dioxyde d’uranium, des écarts par rapport à la structure idéale ont un impact positif sur la capacité d’autoréparation de ce dernier. Les variations que la structure du matériau réel présente à l’origine protègent donc le combustible des dégâts causés par les radiations qui sont observées durant l’exploitation d’une centrale nucléaire. Cette étude approfondit ainsi de manière décisive la compréhension des processus qui se jouent dans le combustible. Cela permet de procéder à une estimation plus correcte de sa sûreté. Il convient enfin de rappeler que l’étude ne s’est toutefois pas penchée sur d’autres facteurs importants qui peuvent aussi influencer la sûreté des crayons de combustible.

Texte : Institut Paul Scherrer/Leonid Leiva

Informations supplémentaires

Laboratoire de physique des réacteurs et de comportement des systèmes (en anglais)

Contact
Dr Matthias Krack [allemand, anglais]
Chef du groupe Modélisation de combustible
Laboratoire de physique des réacteurs et de comportement des systèmes
Institut Paul Scherrer
Téléphone : +41 56 310 58 56
E-mail : matthias.krack@psi.ch

Dr Raoul Ngayam Happy [français, anglais]
Groupe Modélisation de combustible
Laboratoire de physique des réacteurs et de comportement des systèmes
Institut Paul Scherrer
Téléphone : +41 56 310 27 84
E-mail : raoul.ngayam-happy@psi.ch
Publication originale
Investigation of the influence of off-stoichiometry on the radiation damage evolution in uranium dioxide
Raoul Ngayam-Happy, Matthias Krack
Progress in Nuclear Energy 72, 38-43 (2014).
DOI: 10.1016/j.pnucene.2013.09.015