Des scientifiques du PSI développent une méthode qui permet de numériser sans les détruire des bandes sonores magnétiques historiques de grande valeur, comme un enregistrement unique de B.B. King, le King of the Blues des archives du Montreux Jazz Festival. Pour ce faire, ils utilisent la lumière de type rayons X de la Source de Lumière Suisse SLS.
En 1967, Claude Nobs ouvrait les portes du Montreux Jazz Festival et faisait entrer la petite ville sise au bord du Léman dans l’histoire de la musique. Le festival a accueilli depuis les plus importants artistes de notre temps et organisé plus de 5000 concerts, avec de grands noms comme B.B. King, Aretha Franklin, Deep Purple, Prince et bien d’autres célébrités. Claude Nobs avait une vision: enregistrer tous les concerts avec meilleure qualité possible pour porter le festival dans le monde entier. Le résultat de ces efforts: des archives complètes qui ont été inscrites au Programme Mémoire du monde de l’UNESCO.
Le Montreux Jazz Digital Project a été lancé en 2010 par l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne EPFL et la Fondation Claude Nobs pour numériser, préserver et valoriser la collection audiovisuelle du Montreux Jazz Festival. A l'EPFL, le Montreux Jazz Café permet au public de découvrir une partie de la collection et les technologies développées par l'EPFL et ses nombreux partenaires. Bien que cette collection ait été numérisée en bonne partie et mise à disposition à des fins de recherche et de formation, il existe toujours des enregistrements abîmés qui doivent être ramenés à la vie. La récupération de l'enregistrement de B.B. King au PSI se fait en parallèle à un effort du Montreux Jazz Digital Project et de la United Music Foundation pour restaurer des bandes dégradées similaires à l'aide de traitements physiques conçus pour rendre ces bandes à nouveau lisibles avec des lecteurs conventionnels.
Les bandes sonores magnétiques ont aujourd’hui presque totalement disparu de nos vies et ne jouissent plus que d’une nostalgique existence de niche. Cependant, les archives des studios d’enregistrement, des stations de radio et de télévision, des musées et des collections privées contiennent encore quantité de supports de données analogiques. La numérisation de ces collections représente un défi permanent et une course contre le temps, car les bandes sonores se dégradent et finissent par ne plus pouvoir être lues.
Sebastian Gliga, physicien au PSI et spécialiste du nanomagnétisme, développe avec son équipe une méthode qui permet de numériser des bandes sonores historiques endommagées à l’aide de la lumière de type rayons X, sans les détruire et au plus haut niveau de qualité. Pour atteindre cet objectif, ils collaborent avec la Phonothèque nationale suisse qui produit des enregistrements de référence sur mesure et fournit son savoir-faire en matière d'ingénierie audio. Dans le cadre d’un partenariat avec le Montreux Jazz Digital Project (voir encadré ci-dessous), cette méthode sera à présent améliorée et testée. Le contrat a été signé la semaine dernière.
Sauver les bandes sonores de la dégradation
Les membres restants de Queen, le mythique groupe de rock, ont fait récemment face à un important défi. Dans leur studio, les musiciens ont découvert une bande sonore de 1988 avec une chanson interprétée par Freddie Mercury, leur chanteur légendaire décédé en 1991. Mais cette bande était très endommagée. Au début, personne ne pensait qu’il serait possible de sauver ce morceau si particulier. Au prix d’efforts importants, les ingénieurs du son ont néanmoins fini par y arriver. «C’était comme si l’on assemblait des morceaux en les cousant les uns aux autres», a déclaré Brian May, guitariste de Queen, cité par la BBC. Le 13 octobre 2022, la chanson «Face It Alone» est finalement sortie et est partie à la conquête des hit-parades mondiaux, plus de trente ans après sa création.
«Cet exemple montre que les bandes magnétiques n’ont pas été conçues pour l’éternité, relève Sebastian Gliga. Avec le temps, le matériau se désagrège et ne peut plus être lu.» Au prix d’efforts importants, il est possible d’assembler et de restaurer les bandes. Sebastian Gliga et son équipe, pour leur part, poursuivent une approche tout à fait novatrice. Ils utilisent le rayonnement synchrotron: «Les rayons X d’un synchrotron permettent de reconstituer même les enregistrements très endommagés, sans y toucher», explique le chercheur.
La table de laboratoire de Sebastian Gliga est occupée en ce moment par l’enregistrement d’un concert de B.B. King, le légendaire guitariste de blues. En 1980, le King of the Blues donnait son deuxième concert au Montreux Jazz Festival. Philippe Zumbrunn, ingénieur du son suisse, avait enregistré sur bande ce spectacle de 48 minutes. Mais aujourd’hui, il est impossible de lire plus de dix secondes de cet enregistrement unique. La composition chimique de la bande sonore s’est tellement dégradée que le fait de la jouer sur un appareil de lecture conventionnel contribuerait encore un peu plus à sa destruction.
«L’enregistrement de B.B. King nous a intéressé en raison de son contenu musical, mais aussi à cause du défi que représentait son état de dégradation, confie Sebastian Gliga en souriant. Le rayonnement synchrotron nous permettra de dépasser les limites inhérentes aux méthodes de restauration conventionnelles.»
Les états magnétiques en ligne de mire
Les bandes sonores magnétiques stockent l’information dans une couche de minuscules particules magnétiques, semblables à des aiguilles de boussole, qui indiquent soit le nord, soit le sud. Lorsque la bande est enregistrée, l’alignement magnétique des particules change: la bande est magnétisée et l’information audio est désormais stockée physiquement dans le motif d’alignement. Pour relire ce dernier, on le déplace devant une tête de lecture. Comme le champ magnétique est constamment modifié par le motif, une tension est induite dans la tête de lecture et un signal électrique est généré, qui peut à son tour être amplifié et converti en signal acoustique.
Avec sa méthode aux rayons X, Sebastian Gliga ne mise pas sur le champ magnétique, mais sur les aiguilles de boussole prises individuellement qui produisent ce champ. «Les états de magnétisation de ces minuscules particules, qui sont d’un ordre de grandeur inférieur à un dixième du diamètre d’un cheveu humain, peuvent être lus de manière presque individuelle par le synchrotron et convertis en signal audio de haute qualité», détaille-t-il.
La meilleure copie possible
«La numérisation est un processus continu», explique le physicien. Dans ce processus, un aspect joue un rôle important: la fréquence d’échantillonnage. Ce terme décrit la fréquence à laquelle un signal analogue est échantillonné pour être converti en signal numérique. L’onde sonore continue est divisée en segments avec un intervalle de temps déterminé et est enregistrée numériquement. Une fréquence d’échantillonnage plus élevée signifie une plus grande résolution dans la numérisation du signal d’origine.
Or, comme la lumière synchrotron permet de mesurer presque chaque aiguille de boussole prise isolément, elle permet aussi d’obtenir des fréquences d’échantillonnage inédites. «Nous obtenons ainsi la meilleure copie possible», estime Sebastian Gliga.
La nostalgie a rendez-vous avec la high-tech
Dans l’univers audio, bien des aspects relèvent de la physique et peuvent être exprimés sous forme de formules et de chiffres. Néanmoins, lorsqu’on aborde des notions comme la sonorité et la qualité produite, l’expérience auditive passe au premier plan. C’est la raison pour laquelle Sebastian Gliga collabore avec des experts comme Daniel Dettwiller. Cet ingénieur du son et compositeur bâlois est connu pour son traitement analogue de la musique. C’est de son studio que provient le Studer A80 (voir photo), un magnétophone qui permet d’enregistrer des bandes magnétiques et de les lire.
«Ce que nous reconstruisons avec les rayons X, c’est le signal audio pur, tel qu’il est enregistré sur les bandes», explique Sebastian Gliga. Mais si l’on joue la même bande sur le Studer, on obtient un signal légèrement modifié. «Cette modification est due à l’électronique contenue dans l’appareil, qui traite le son et le manipule», dit-il. Sebastian Gliga et son équipe utilisent donc l’appareil analogique des années 1970 pour comparer les sons extraits par le synchrotron avec les morceaux numérisés de manière conventionnelle.
Mais pour l’instant, la lumière synchrotron reste éteinte, car la SLS est en «Dark Time». Jusqu’au début 2025, la grande installation de recherche sera soumise à une mise à niveau complète. Celle-ci devrait améliorer la brillance du faisceau synchrotron d’un facteur 40. «Notre méthode va largement bénéficier de la mise à niveau et permettre des mesures encore plus précises», déclare le physicien.
Le projet de Sebastian Gliga est soutenu par le programme d’encouragement BRIDGE du Fonds national suisse FNS et de l’Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation Innosuisse, ainsi que par la Fondation UBS pour la culture qui soutient la numérisation de l’enregistrement de B.B. King. Sebastian Gliga bénéficie par ailleurs du soutien du PSI au travers du PSI Founder Fellowship, un programme d’encouragement des innovations fondées sur la science.
Texte: Institut Paul Scherrer PSI/Benjamin A. Senn
© Le PSI fournit gratuitement des images et/ou du matériel vidéo pour la couverture médiatique du contenu du texte ci-dessus. L'utilisation de ce matériel à d'autres fins n'est pas autorisée. Cela inclut également le transfert des images et du matériel vidéo dans des bases de données ainsi que la vente par des tiers.
À propos du PSI
L'Institut Paul Scherrer PSI développe, construit et exploite des grandes installations de recherche complexes et les met à la disposition de la communauté scientifique nationale et internationale. Les domaines de recherche de l'institut sont centrés sur des technologies d'avenir, énergie et climat, innovation santé ainsi que fondements de la nature. La formation des générations futures est un souci central du PSI. Pour cette raison, environ un quart de nos collaborateurs sont des postdocs, des doctorants ou des apprentis. Au total, le PSI emploie 2200 personnes, étant ainsi le plus grand institut de recherche de Suisse. Le budget annuel est d'environ CHF 420 millions. Le PSI fait partie du domaine des EPF, les autres membres étant l'ETH Zurich, l'EPF Lausanne, l'Eawag (Institut de Recherche de l'Eau), l'Empa (Laboratoire fédéral d'essai des matériaux et de recherche) et le WSL (Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage). (Mise à jour: juin 2023)
Contact
Dr. Sebastian Gliga
Microspectroscopy Group
Paul Scherrer Institute PSI
+41 56 310 54 81
sebastian.gliga@psi.ch
[German, English, French]
Further information
- Smart glass and music from SLS – Text from 21 November 2023
- PSI Founder Fellowship goes into the next round! – Text from 25 February 2022
- Magnetic vortices come full circle – Text from 30 November 2020
- Magnetic structures take a new turn – Text from 23 October 2017
- Diving into magnets – Media release from 20 July 2017