Martin Ostermaier, biochimiste, a voulu quitter la zone de confort de la recherche scientifique. Il a donc remisé ses pipettes et consacre désormais ses journées au droit des brevets et aux investisseurs.
Martin Ostermaier est docteur en biochimie et CEO de la spin-off du PSI, InterAx Biotech AG. Le chercheur est Bavarois. Il a 33 ans, des boucles brunes et porte des lunettes sans monture. C’est à la cafétéria de l’Institut Paul Scherrer Est qu’il a pris place, ce matin. Il écrit quelques notes dans son bloc noir avant d’ouvrir la discussion: J’ai l’impression que nous les avons convaincus
, déclare-t-il. Combien veulent-ils?
, s’enquiert Jens Gobrecht, professeur de micro- et nanotechnologies, qui siège au Conseil d’administration pour l’institut.
La semaine dernière, deux investisseurs potentiels venus de l’étranger ont fait un long voyage pour visiter la spin-off et viennent de poser leurs conditions pour un premier investissement. Martin Ostermaier détaille la part d’actions qu’ils réclament en échange. Essayez de la négocier à la baisse, conseille Jens Gobrecht. En termes de salaires, qu’est-ce que vous prévoyez de vous verser? En général, les investisseurs n’apprécient pas qu’on dépense leur argent en rémunérations princières.
Luca Zenone et Aurélien Rizk, cofondateurs de la spin-off, ont pris place aux côtés de Martin Ostermaier. En sa qualité de CFO, Luca Zenone objecte: le salaire envisagé est celui d’un postdoc, revu très à la baisse.
Jens Gobrecht admet que c’est modeste. Ils discutent encore de certains litiges relatifs au brevet, de ce que coûterait un bon avocat dans le domaine et de bonus éventuels. Puis Jens Gobrecht se lève, il doit s’en aller. Quant à Martin Ostermaier, Luca Zenone et Aurélien Rizk, ils entament leur 136e journée en qualité de propriétaires d’InterAx Biotech AG.
Chercheur devenu homme d’affaires
Depuis qu’il a terminé sa thèse de doctorat en 2014, Martin Ostermaier travaille à sa métamorphose de chercheur en homme d’affaires. Son entreprise est la plus jeune de toute une série de spin-offs de l’Institut Paul Scherrer. La mission de ces jeunes pousses
est de transformer la recherche fondamentale née entre les murs de l’institution en produits commercialisables. De nombreux chercheurs hésitent à franchir le pas et redoutent cette immersion en eaux froides. Martin Ostermaier, lui, y évolue déjà comme un poisson. Il faut dire qu’il a grandi dans une entreprise.
Ses parents dirigent en effet une exploitation agricole à Altötting, en Bavière. Martin Ostermaier est le deuxième de cinq enfants et très tôt, il a dû mettre la main à la pâte. D’abord au magasin de la ferme où ses parents vendaient leur lait et d’autres produits, puis aux récoltes de céréales, dont il devait assurer le séchage, le nettoyage et le stockage en silo. Les variations de conjoncture à la ferme, il les a vécues de près. A Noël, les bonnes années, il y avait tellement de cadeaux qu’on n’arrivait plus jusqu’au sapin, et les mauvaises, juste un livre
, raconte-t-il.
Son père aurait évidemment aimé que l’un de ses fils reprenne l’exploitation. Mais ça ne l’a pas empêché de toujours nous soutenir sur la voie académique
, insiste Martin Ostermaier, qui lorsqu’il était enfant, demandait déjà qu’on lui offre un coffret de petit chimiste. Quant à son extraordinaire ambition, que lui attestent aussi bien ses camarades que ses mentors, elle a sans doute aussi ses racines dans la famille. Son frère aîné avait été le meilleur de sa promotion au bac et c’est quand ma mère m’a dit que je n’avais pas besoin de faire aussi bien que je me suis mis à le vouloir pour de bon
, raconte Martin Ostermaier.
Le bachelier arrive à ses fins: il est le meilleur de sa promotion et par-dessus le marché, il décroche une bourse du service bavarois d’encouragement des talents.
Martin Ostermaier s’inscrit alors à l’Université de Ratisbonne et opte pour la biochimie, une filière élitiste, autrement dit pour le panier de crabes. Un jour, juste avant les examens, tous les documents de préparation de l’association d’étudiants avaient disparu
, se souvient-il. Quant au climat de recherche, il est trop rigide pour son tempérament. Il fallait s’en tenir strictement au programme et on contrôlait sévèrement que vous arriviez à l’heure au labo.
Lors de son semestre d’échange au Colorado, il découvre une liberté qui l’enthousiasme. Je pouvais venir au labo quand je voulais, mener ma recherche comme je l’entendais et même s’il fallait bosser dur, on avait encore beaucoup de temps libre que l’on pouvait passer avec les collègues.
Une fois son diplôme en poche, Martin Ostermaier se rend à l’ETH Zurich pour un round de recrutement des doctorants. Il sait ce qu’il veut. Et quand il découvre que ce ne sont pas les professeurs promis qu’on dépêche pour les entretiens, il est à deux doigts de repartir. C’est là qu’il fait la connaissance de Gebhard Schertler, qui vient d’être nommé à la chaire de biologie structurale. Gebhard Schertler le convainc de faire sa thèse au PSI sur le thème des récepteurs couplés aux protéines G. Aujourd’hui encore, Martin Ostermaier ne tarit pas d’éloges lorsqu’il évoque le soutien de Jörg Standfuss, qui dirigeait le groupe de travail à l’époque. Ce dernier avait d’ailleurs le projet d’envoyer son protégé aux Etats-Unis, à la célèbre Université de Stanford, après son doctorat. Mais Martin Ostermaier refuse. Je voulais quitter la zone de confort de la recherche scientifique
, explique-t-il. Parce qu’à ses yeux, même si une carrière à Stanford est synonyme de compétition, elle reste une voie prétracée. Alors qu’en tant qu’entrepreneur, rappelle-t-il, vous ne savez jamais ce qui vous attend.
Identifier les meilleurs principes actifs
Objectif de sa recherche sur les récepteurs: viser le développement de biocapteurs destinés à la recherche de substances actives pour des médicaments, permettant de sélectionner précocement les substances qui ont les meilleurs chances de passer les essais cliniques. Pour pouvoir continuer à avancer dans cette direction, Martin Ostermaier postule et décroche un subside Pioneer fellowship
de l’ETH Zurich doté de 150 000 francs. Ce montant, il l’emploiera au cours des 18 prochains mois à poursuivre le développement de sa recherche. Au VentureLab, un cours de l’ETH Zurich destiné aux chercheurs qui ambitionnent de fonder une spin-off, il fait la connaissance de Luca Zenone, ingénieur en mécanique et diplômé en gestion d’entreprise. Ce dernier se souvient de la première présentation de Martin Ostermaier. Tout était encore trop technique et trop détaillé, il manquait une vue d’ensemble, raconte Luca Zenone. Mais il était très enthousiaste.
Et aussi animé d’une intense volonté d’apprendre. Aujourd’hui, Martin Ostermaier doit presque faire attention à ne pas être trop homme d’affaires quand il fait une présentation à des chercheurs
, estime Gregor Cicchetti, qui accompagne au PSI les entreprises spin-off en tant que Science Relations Manager.
Comme d’habitude, les trois jeunes entrepreneurs prennent leur repas de midi au restaurant du personnel du PSI Est. Luca Zenone et Aurélien Rizk optent pour le plat du jour, Martin Ostermaier a son tupperware de spaghetti avec lui. S’il vit avec sa femme et leurs deux enfants à Waldshut, en Allemagne, juste de l’autre côté de la frontière, c’est aussi pour des questions de coûts de la vie. Car les trois entrepreneurs gagnent encore des salaires de doctorants pour l’instant. S’ils travaillaient dans le privé, leurs revenus prendraient l’ascenseur. Mais ici, ils sont leurs propres chefs; c’est d’ailleurs probablement pour cette raison que même au repas, ils ne parlent qu’affaires ou presque.
Au moment du café, nos trois hommes s’agitent. Luca Zenone brandit son téléphone sous le nez de Martin Ostermaier. Les investisseurs potentiels ont envoyé l’ébauche de leur lettre d’intention. La conclusion du contrat ne devrait être plus qu’une question de forme, maintenant. Martin Ostermaier rayonne, lui aussi. Alors que durant les semaines agitées de recherche d’investisseurs, il fallait se contenter de ses réponses en monosyllabes, rappelle Luca Zenone. A l’évidence, il se détend: ces fonds vont leur permettre de métamorphoser définitivement leurs biocapteurs en produits commercialisables. Même si ça ne devrait pas suffire pour une croissance exponentielle, InterAx est maintenant un succès, ajoute Martin Ostermaier. Pas seulement pour nous, pour la Suisse aussi. Car ces fonds, nous allons surtout les dépenser ici.
Mais plus InterAx aura du succès, moins Martin Ostermaier gardera la haute main sur son entreprise. Car avec chaque investissement, sa part d’actions diminue. Et le jour viendra où les investisseurs pourront décider de vendre InterAx. Notre chercheur homme d’affaires hausse les épaules, c’est quelque chose contre lequel il ne peut rien faire. Si j’ai la possibilité de faire ce que j’aime avec d’autres, j’ai atteint mon objectif
, insiste-t-il. Aurélien Rizk et Luca Zenone sont déjà repartis au bureau. Martin Ostermaier sourit aimablement, mais ses pieds s’agitent déjà comme ceux d’un joueur sur le banc des remplaçants. Il n’a qu’une envie: retourner travailler.
Texte: Joel Bedetti